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04/19/2025 Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez Etabli par Alain Galliari
Philharmonie de Paris Editions – 396 pages – 45 euros
Must de ConcertoNet

Luciano Berio, André Boucourechliev, Charles Chaynes, Marius Constant, Georges Delerue, Antoine Duhamel, Ivo Malec, Michel Philippot, Claude Prey, Gunther Schuller, Mikis Theodorakis... aucun de ces compositeurs nés en 1925 n’aura rencontré, cent ans plus tard, la même fortune que Pierre Boulez au triple plan des concerts programmés, de l’actualité éditoriale et des échos journalistiques. Après les correspondances avec Henri Pousseur (Contrechamps Editions) et avec Pierre Souvtchinsky (Philharmonie de Paris/Contrechamps Editions), qui nous montrent un Boulez d’une rare intransigeance et toutes griffes dehors, après l’opuscule de Robert Piencikowski recensant les passages du chef d’orchestre « aux Champs » (collection « Chroniques du Théâtre des Champs‑Elysées »), après l’hommage du féal Laurent Bayle (Pierre Boulez aujourd’hui, Odile Jacob) attaché à préserver la flamme sacrée face aux vents contraires soufflés par Maryvonne de Saint‑Pulgent (Les Musiciens et le Pouvoir en France, Gallimard), le présent ouvrage replace l’église au cœur du village : de quelle œuvre parle‑t‑on au juste ?
Une œuvre proliférante, dont l’inventaire semble relever de la gageure. L’objet se présente sous la forme d’un catalogue d’exposition grâce à l’excellente conception graphique due à Rik Backer et Paul Dagorne, déjà à la manœuvre du Catalogue de l’œuvre de Pierre Henry (2021). D’une remarquable richesse et variété de contenu (112 entrées, 350 documents), où se côtoient ébauches, manuscrits, photographies, partitions et programmes de concert, cette somme est en réalité bien plus qu’un simple catalogue qui énumérerait une « série » d’opus du plus célèbres des compositeurs « sériels » français. Les notices conçues par le musicologue Alain Galliari et ses collaborateurs passent chaque titre au prisme de plusieurs critères (effectif, forme, durée, etc.), force commentaires du maître à l’appui (entretiens avec François Meïmoun, Bruno Serrou, Célestin Deliège, Michel Archimbaud, Cécile Gilly...), l’éditeur ayant fait le choix de la succession chronologique sans aucune hiérarchie entre les œuvres ni leur degré d’avancement. Si la mention « aucun enregistrement commercial » figure sous l’onglet « Discographie », c’est que la partition en question demeure non publiée ou qu’elle ne constitue qu’un stade provisoire d’une œuvre sur laquelle Boulez s’est penché au cours de diverses périodes de sa vie. Les exemples, pour multiples qu’ils soient, témoignent qu’en dépit de ses activités de chef d’orchestre et de directeur d’institution, Boulez n’a jamais cessé de composer, menant même de front plusieurs projets/révisions. Une poétique de l’inachevé (« L’inachevé regorge d’essentiel », disait René Char – l’un ses poètes favoris) qu’il a d’ailleurs choisi de placer en exergue de l’exposition que le musée du Louvre lui a consacrée en 2008. Comme le note Alain Galliari (p. 273) : « On ne peut donc considérer, contrairement à ce que le compositeur a pu affirmer et souhaiter, que cette écriture n’annule ni ne remplace la version initiale [au sujet du Livre pour cordes] ; elle conserve son être propre et, par là même, sa valeur intrinsèque. Constat qui vaut en vérité pour toutes les versions des partitions de Pierre Boulez » (c’est nous qui soulignons).
De là l’aspect trompeur que révèle la somme discographique récemment publiée par Deutsche Grammophon : treize disques seulement, là où celle de son contemporain Stockhausen, très attaché à conserver la moindre parcelle de sa musique, totalise quelque cent six galettes (cf. le site de la Stockhausen-Stiftung) ! Si l’œuvre de Boulez paraît si mince en comparaison, c’est qu’aux nombreux morceaux de jeunesse dont on ignorait l’existence, aux projets non aboutis (du fameux opéra aux pièces pour piano à l’intention de Daniel Barenboim ou Mauizio Pollini) s’ajoutent les multiples étapes intermédiaires (déjà relevées) d’une même partition – pas systématiquement enregistrées. Cette tendance irrépressible de Boulez à la prolifération du matériau lui interdisait tout quitus qu’il n’en ait exploité l’ensemble des virtualités latentes. Au vrai un travail sans fin, voué à l’inachèvement, de même que la Troisième Sonate ne saurait être fixée dans toutes ses composantes par une seule interprétation. A cet égard, on se permettra d’adjoindre à la discographie de ce jalon emblématique de « l’œuvre ouverte » (p. 167) l’interprétation de Florent Boffard (Mirare, 2020), laquelle tient compte des fragments inédits – « Antiphonie A » et « B » – que Boulez a revus et terminés les dernières années de sa vie.
Une biographie exhaustive pour chaque œuvre, une chronologie détaillée, un index précieux, une articulation inventive entre texte et illustration concourent à rendre dynamique et savoureuse la lecture des sept chapitres de ce catalogue... qu’il convient de prendre pour ce qu’il est : non pas un mausolée qui sanctuariserait l’œuvre d’un des créateurs les plus charismatiques et influents du siècle dernier, mais une invite à en parcourir le labyrinthe (jusqu’à s’y perdre), à en déchiffrer les énigmes (jusqu’à s’abîmer en conjectures), à en discuter l’héritage (jusqu’à l’opposition frontale) : bref à la maintenir vivante.
Jérémie Bigorie
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