Back
01/14/2024 David Christoffel : Les petits malins de la grande musique Presses universitaires de France – 330 pages – 16 euros
Sélectionné par la rédaction
David Christoffel est docteur en musicologie – nul n’est parfait – et enseigne la création sonore à l’Ecole normale supérieure (Ulm) ; il a été chroniqueur sur France Musique. Sous le titre curieux, qui pourrait faire penser à une énième histoire de la musique vue par le petit bout de la lorgnette ou de simples badineries, Les petits malins de la grande musique, il aborde avec un ton certes allègre, en quatorze chapitres, ladite histoire sous des angles inédits et parfois cocasses mais avec un grand souci de précision et pour soulever de vrais problématiques. On passe des imposteurs aux œuvres célèbres restées inachevées en passant, en autres sujets, par les pasticheurs, les musiques aléatoires, les premières femmes compositrices ou les compositeurs connus pour une seule œuvre.
L’auteur fait montre d’une belle érudition, la littérature, la philosophie et la psychanalyse étant souvent convoquées, et l’originalité de ses approches est vraiment plaisante. David Christoffel a de l’esprit et est un esprit curieux. Il prend manifestement beaucoup de plaisir à mettre les rieurs de son côté et à ridiculiser l’histoire officielle ou à anéantir les opinions toutes faites. Il sait décortiquer les notions qu’il traite au‑delà des anecdotes qu’il narre. Non, le pastiche n’est pas la caricature, ni la contrefaçon, ni le quodlibet, ni la parodie. Le cas des quatre premiers concertos pour piano de Mozart, qui imitent un compositeur différent à chaque mouvement, pose la question du sens du mot « mozartien ». Et que penser des 1 200 partitions dictées par les fantômes de grands compositeurs du passé à Rosemary Brown ou de celles écrites par des algorithmes au point de tromper experts et public sur leur origine ? Ce n’est pas si simple si on regarde cela de près comme le fait David Christoffel. La langue des opéras a‑t‑elle tant d’importance lorsque l’on sait que jadis on traduisait fréquemment les livrets ? D’un autre côté, peut‑on tout traduire, traduire des textes provenant déjà de traductions ? L’auteur enrichit ses réponses et donc notre réflexion par de multiples exemples. Il analyse par ailleurs la signification du répertoire sénestre pour piano, qui compterait 3 000 œuvres paraît‑il, et on observe que la Neuvième des Etudes opus 12 de Ludwig Berger, la Fantaisie en la bémol majeur de Charles-Valentin Alkan sont clairement antérieurs aux dix‑sept concertos commandés par le célèbre pianiste et manchot Paul Wittgenstein. L’auteur dresse le portrait de certains de ses interprètes comme Carl Hermann Unthan, emblème d’un « existentialisme de l’infirmité ». Il brode ensuite, dans une sorte de festival, sur le thème des premières femmes (Premier Grand prix de Rome ou... Second, éditrice de musique, cheffe d’orchestre, autrice d’opéra, compositrice sérielle britannique, musicienne non harpiste à obtenir un poste de soliste dans un grand orchestre américain, etc.), thème qui fait oublier injustement les autres ou les suivantes, dans la même catégorie, comme le relève David Christoffel. Il s’amuse, un peu facilement peut‑être, à évoquer des compositeurs oubliés en se focalisant sur ceux qui ont occupé le même fauteuil à l’Académie des Beaux‑Arts ou ceux qui ne sont restés dans la postérité qu’en raison d’une seule œuvre comme Joaquín Rodrigo (Concerto d’Aranjuez, qui n’a pas été écrit par un senor Aranjuez) ou Luigi Denza (Funiculi, funicula).
Mais, à prendre l’ignorance comme étalon, il est aisé d’en montrer les limites – si l’on est un tant soit peu curieux, on découvre quand même assez rapidement que Barber n’a pas composé que son Adagio – et la chose n’est évidemment pas propre à la musique : il n’y a pas trop à creuser dans l’histoire de l’Académie française pour trouver des exemples littéraires et qu’a écrit d’autre Aimé Césaire en dehors du Cahier d’un retour au pays natal finalement ? Ensuite, David Christoffel dresse le portrait de certaines sagas familiales, des vraies comme celle des Bach, des Strauss ou des Scarlatti, et des fausses comme celle des Tchaïkovski (Piotr Illich et Boris qui n’ont aucun rapport, ça ne trompe personne). Ca donne un peu le tournis et on ne se repose pas vraiment à l’évocation des compositeurs fictifs (Paolo Gambara inventé par Honoré de Balzac, Georges Vinteuil par Proust, Jean‑Christophe Krafft par Romain Rolland, Adrian Leverkühn par Thomas Mann).
Intéressants sont les développements consacrés aux compositeurs se cachant derrière des pseudonymes pour écrire plus librement. Mais le sont encore plus ceux qui traitent des musiques inachevées, comparées à des points de suspension, des points de « latence ». A partir de quand une œuvre inachevée n’est plus d’ailleurs une œuvre ? Comment et à quel titre peut‑on la compléter ? Le travail d’Alfano puis de Berio sur le Turandot de Puccini (mais curieusement pas les compléments du même Berio – décidément le plus malin des compositeurs – apportés à la Symphonie en ré majeur (D. 936) de Schubert au travers de Rendering), de Franz Xaver Süssmayr ou de René Jacobs sur le Requiem de Mozart, de Friedrich Cerha sur le Lulu d’Alban Berg, de Daniil Trifonov ou de Davitt Moroney sur L’Art de la fugue sont très finement rappelés.
Evidemment, David Christoffel ne manque pas alors d’établir encore un parallélisme avec la littérature, où il y a aussi valorisation ou fascination pour l’inachevé, surtout dans le contexte romantique. Il cite Le Cimetière marin de Paul Valéry et Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust, inachevés aux yeux de leurs auteurs, toujours insatisfaits, mais le texte le plus fameux, constitué de fragments, sur lequel on se penche quand même depuis près de quatre cents ans, n’est‑il pas les Pensées de Blaise Pascal, éditées de multiples façons (dans des ordres différents notamment par Condorcet, Brunschvicg, Lafuma, Tourneur, Sellier, Le Guern et le trop méconnu Martineau) ? On pourrait aussi jeter des ponts avec ce qui taraude les architectes du patrimoine depuis la Charte de Venise (1965) lorsqu’il s’agit de restaurer des monuments historiques (pensons au temple C de Sélinonte, aux portes d’Ishtar, aux lions de Khorsabad, à la cathédrale de Cefalù, à Notre‑Dame de Paris ou au château de Falaise, matières à divisions et polémiques) ou les conservateurs face à une fresque (de Michel‑Ange ou de Masaccio par exemple) ou une statue antique (Laocoon par exemple, qui a ses bras complets au Palais-Bourbon). En musique, il n’y a pas de Charte de Venise et on peut interpréter les Variations Goldberg à l’accordéon, au koto, au vibraphone ou à la guitare électrique et compléter une œuvre inachevée dans son style originel ou pas. Avant de conclure sur la nécessité de ne pas oublier « les petits malins de la part maudite, la vitalité réelle de la grande musique », l’auteur consacre enfin trois pages à la triskaïdékaphobie d’Arnold Schönberg, père du dodécaphonisme (douze tons), qui, si elles n’évoquent bizarrement pas Moses und Aron (et non Aaron pour éviter treize lettres), valent le détour.
Les analyses sont parfois elliptiques et l’ensemble peut donner l’impression de confusion, de patchwork, tant on passe d’un sujet à un autre sans vrai fil conducteur si ce n’est que – il faut en donner acte à l’auteur – ce qui est traité fait aussi partie de l’histoire de la musique et ne doit pas être occulté au profit d’une sorte d’absolutisme, ce que David Christoffel appelle sans finalement la définir, la « grande musique ». Certaines pages sont aussi saturées de citations – il y a des guillemets partout – et de références qui finissent par nous étouffer. Sur la seule page 158, sont mentionnés Eric Duyckaerts (vidéaste), Isaac Newton, Robert Hooke (scientifiques anglais), Robert K. Merton (sociologue américain), Saint‑Saëns et Mozart. Page 162, on trouve Wittgenstein (Ludwig cette fois), Adorno, Beethoven, Edward W. Saïd et Rossini. Page 167, on rencontre Dorothée, Richard Rodgers, Oscar Hammerstein (compositeur et librettiste américains), Richard Strauss et Pythagore. Page 168, c’est au tour de Nietzsche, Bach, Blancrocher (luthiste) et Froberger. Etc. Cela étant, l’ouvrage est pétillant et on prend du plaisir à ces vagabondages, beaucoup plus profonds qu’il n’y paraît.
Stéphane Guy
|