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01/06/2024 Emmanuel Reibel : Du métronome au gramophone. Musique et révolution industrielle Editions Fayard – 382 pages – 24 euros
Sélectionné par la rédaction
Les éditions Fayard viennent de publier dans leur très riche collection consacrée à la musique un brillant essai, très détaillé, d’Emmanuel Reibel, professeur de musicologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon et d’esthétique au Conservatoire supérieur de musique et de danse de Paris, consacré aux relations entre le monde musical et le monde industriel. L’ouvrage est découpé en quatre chapitres, portant respectivement sur le métronome, les interprètes au temps des machines et notamment au temps de la vapeur, la composition à l’heure industrielle et enfin la reproduction sonore au temps de l’électricité.
Le premier est de loin le plus intéressant. Le métronome, qui permet le contrôle universel, partagé et incontestable de la pulsation, a été inventé par le Bavarois Johann Nepomuk Maelzel (1772‑1838), pianiste, compositeur et mécanicien, aussi connu pour avoir créé de nombreux automates ou des cornets acoustiques comme ceux ayant notamment servi à Beethoven. L’auteur narre son perfectionnement technique, le soin apporté à la fabrication de ce petit appareil comme à son dépôt en vue de son brevet en France puis en Angleterre et à sa progressive conquête du monde musical, des compositeurs comme Gossec, Lesueur, Méhul, Boieldieu, Cherubini, Spontini, Salieri l’ayant adoubé. S’il a pu être imité et concurrencé, il a fini par s’imposer, ses défenseurs comme Czerny avançant son utilité pour l’enseignement, d’autres vantant son intérêt pour le respect dû aux œuvres et aux compositeurs. Mais Emmanuel Reibel rappelle aussi qu’assez tôt des adversaires, tel Jean‑Jacques Rousseau, se sont levés pour s’opposer à toute utilisation de machines, de chronomètres, pour interpréter la musique. L’auteur du Contrat social les trouvait fondamentalement antimusicaux voire nocifs. Puis rien moins que Beethoven lui‑même, après un premier accueil positif, rejeta le métronome. Saint‑Saëns lui embraya le pas et les Romantiques d’une façon générale manifestèrent leur réticence face à toute pulsation régulière qu’ils jugeaient sclérosante, notamment naturellement du côté des interprètes. Sans convaincre vraiment, l’auteur resitue l’invention, dont l’utilisation est aujourd’hui recommandée dans les conservatoires sans l’être systématiquement dans une sorte de point d’équilibre finalement ne suscitant plus guère d’affrontements, dans le mouvement général de maîtrise du temps, des corps au travers de la gymnastique, entre l’horlogerie, le stéthoscope permettant de mesurer les battements du cœur et l’établissement d’horaires précis pour les passages de train. Qu’il n’aille pas au‑delà et qu’il ne mentionne pas Ligeti et son détournement de l’appareil dans son Poème pour 100 métronomes et qu’il n’évoque pas l’évolution ultérieure de l’outil au travers de sa miniaturisation et son électrification surprend.
Le deuxième chapitre part quant à lui d’un commentaire d’une gravure d’un certain Jean‑Jacques Grandville datant de 1843 et représentant le « Concert à la vapeur ». Les machines y jouent désormais de la musique et concurrencent les interprètes, la gravure mettant en évidence une porosité entre l’univers des interprètes et celui des machines. Les instruments y sont perçus comme des machines. L’auteur note qu’ils sont d’ailleurs désormais fabriqués grâce à des machines et notamment des machines à vapeur. Cependant, ce doit être vrai pour les pianos et leur cadre de fonte ; on doute que ce soit le cas pour les tambours ou les flûtes à bec. En tout cas, certains sont même conçus en tant que machines. C’est le cas du Panharmonium de Maelzel, machine orchestre qui a pu intéresser Beethoven pour sa Victoire de Wellington pour célébrer la victoire du célèbre général anglais sur les troupes napoléoniennes à Vitoria en 1813. Au‑delà des serinettes, c’est surtout le cas des pianos mécaniques à rouleaux de carton ou de papier perforés. Parallèlement, l’orchestre s’analyse comme une machine bien réglée où la cohésion ne peut être assurée que par une sorte de chef mécanicien désormais dissocié des autres instrumentistes, surtout si, comme Berlioz en août 1844 lors d’un fameux concert monstre, il faut en diriger 863 avec l’aide de sous‑chefs. On ne suit pourtant pas forcément l’auteur dans ses rapprochements. La sophistication progressive des instruments est en effet une longue histoire, celle de l’orgue et celle du piano depuis Bartolomeo Cristofori au dix‑huitième siècle, qui commencent toutes deux bien avant la révolution industrielle évoquée dans l’ouvrage étant là pour le démontrer. On ne cesse d’améliorer les instruments à vent par des clefs et on en invente d’autres comme les verres musicaux qui ont tout de suite intéressé Mozart. Et cette histoire ne se termine pas avec le pianola. Les hommes ont continué d’inventer des instruments ou de les perfectionner, les entrepreneurs prenant le relais pour constituer des « marchés », répondre à la demande ou la susciter et n’hésitant pas à chercher à éliminer les nouveaux venus (Adolphe Sax à l’origine du saxophone comme de l’orgue à vapeur). Faut‑il évoquer pour appuyer cette observation le telharmonium, le thérémine nés au cours des mêmes trente ans qui virent l’apparition de l’avion, du cinéma, de l’électricité domestique, du téléphone, de la radio et du disque finalement ? Faut‑il mentionner encore les ondes Martenot, sans cesse perfectionnées comme le métronome par leur concepteur ? Ou encore le trautonium, l’orgue Hammond, le clavioline, les claviers électriques, la guitare électrique, les synthétiseurs et enfin l’outil informatique dont l’histoire au service de la musique reste encore à faire (de préférence ni par un compositeur ni par un informaticien) ? Emmanuel Reibel ne traite qu’une tranche de l’histoire instrumentale sans justifier le bornage étroit qu’il retient. Certains instruments auront une histoire courte (les ondes Martenot) ; d’autres connaîtront un succès phénoménal tel le piano acoustique soutenu notamment par la transcription, les paraphrases, la richesse de son répertoire de salon puis le cinéma, ou comme la guitare électrique, et il faudra bien les fabriquer industriellement pour répondre à la demande mondiale. La description de l’orchestre comme métaphore de la société industrielle ou capitaliste qui figure dans le chapitre n’est en outre pas nouvelle. On la trouve dans Bruits de Jacques Attali (PUF, 1977). Mais elle reste aussi vaseuse. L’histoire de la musique est tout simplement plutôt celle d’une complexité croissante qu’il faut gérer, d’un processus long. Enfin, on aurait aimé que l’auteur évoque la figure fascinante du communiste Colon Nancarrow exploitant à fond les possibilités du piano pneumatique à rouleaux, il est vrai plus tard que la période traitée par l’ouvrage : n’a‑t‑il pas retourné cet instrument proprement industriel contre lui‑même ?
Le chapitre suivant traite de la composition « à l’heure industrielle » mais là aussi la civilisation industrielle ne s’arrête pas au Second Empire. L’auteur emploie aussi des expressions qu’on a du mal à comprendre : « musique d’industrie », « musique industrielle ». Qu’est‑ce à dire ? Si c’est de la musique débitée comme des tranches de saucisson, celle du dix‑neuvième siècle ne mérite pas plus le qualificatif fondamentalement critique que celle composée par maints compositeurs-valets du siècle précédent pour complaire à leur maître et seigneur ou à leur église en employant à satiété les mêmes formules musicales standard pour ne pas dire insipides. Si Bach devait produire une cantate pour chaque dimanche, il l’a fait avec génie (tout en ne rechignant pas au copier/coller). Mais pour Stravinsky, Vivaldi a écrit quatre cent cinquante fois le même concerto. L’œuvre de Telemann est tout de même un vaste empilement de pièces « industrielles » convenues, sans rapport avec l’industrie. Et on n’évoque pas ici les compositeurs que l’histoire a fait passer à la trappe. S’il s’agit plutôt d’évoquer les marchés tournant autour de la création musicale, critiquée par un Berlioz finalement aigri et jaloux du succès rencontré par ses concurrents à la fois plus médiocres et plus chanceux (Meyerbeer), ils ne sont pas non plus nouveaux au milieu du dix‑neuvième siècle et le phénomène n’est pas près de se terminer, le disque l’ayant même relancé d’une certaine façon, notamment dans le domaine de la variété et du rock. L’histoire du cinéma est au demeurant assez comparable : chaque mercredi sort à Paris une douzaine de films nouveaux, produits par l’industrie du cinéma ; beaucoup disparaissent en quelques jours comme le Benvenuto Cellini de Berlioz en 1838.
Dans le même chapitre, Emmanuel Reibel rappelle que Wagner dénonçait la toute-puissance technologique et la mécanisation du monde (tout en récupérant les facilités de la vapeur pour son Festspielhaus de Bayreuth). Intéressant mais pourquoi le qualifier d’« enfant de la révolution industrielle » (p. 222), ce qui ne veut rien dire ? Plus loin, l’auteur indique que le dix‑neuvième siècle n’a cessé de célébrer les noces de l’art et de l’industrie. Il évoque alors à juste titre le Chant des chemins de fer de Berlioz, la Valse des chemins de fer de Czerny, Le Chemin de fer d’Alkan ou la Valse du désir de chemin de fer de Johann Strauss (père) mais là encore l’histoire ne débute pas là, Haydn ayant déjà été charmé comme d’autres par le tic‑tac de l’horloge ; elle ne s’arrête pas non plus au chemin de fer : Ravel sera fasciné par les objets ou jouets mécaniques (l’horloge comtoise finira par être menaçante dans L’Enfant et les Sortilèges), Erik Satie par les machines à écrire, les Futuristes arrivent bientôt, Honegger va célébrer la locomotive Pacific 231, Mossolov la forge, Luigi Russolo les bruits industriels, George Antheil lui aussi la mécanique, Edgar Varèse la chimie et l’atome, Pierre Schaeffer les bruits quotidiens, Elliott Carter les caténaires, Dieter Schnebel le son des moteurs d’Harley-Davidson, Manoury l’électricité (Kein Licht), etc. Et on ne mentionne pas les Kraftwerk et autres Frank Zappa. Voir les noms de Rossini, Chopin, Schubert dans le même chapitre pour la simple raison que ça pulse dans certaines de leurs pages alors que celles‑ci ne décrivent en rien des machines ne laisse pas d’étonner et fait penser à ces délires psychanalytiques expliquant sans contestation possible le succès ou le sens des publicités pour la banane.
Le dernier chapitre, sans trop de rapport à notre sens avec le métronome, a trait à la place de l’auditeur au temps de l’électricité, musique et électricité constituant deux mondes fluides, invisibles et impalpables comme l’écrit avec finesse Emmanuel Reibel (p. 268). L’auteur est allé rechercher les nombreuses comparaisons entre eux dans la presse, une centaine de périodiques : grands quotidiens, revues musicales, petite presse, journaux scientifiques, presse industrielle. Leur exploitation est assez remarquable. Emmanuel Reibel est arrivé à dénicher jusqu’à des articles du Pays de Montbéliard de 1899 ou du Journal de Dreux de 1901... Cette presse constitue manifestement une mine de métaphores sur la musique et de commentaires sur les débuts de la diffusion sonore au travers du théâtrophone comme ceux de l’enregistrement. Chapeau. L’histoire de l’enregistrement proprement dite est aussi décrite objectivement avec d’un côté le phonographe à cylindre d’Edison et de l’autre le gramophone à disque de Berliner, inventions permettant pour la première fois du stockage de musique et du coup la patrimonialisation des voix et des interprétations, au‑delà de la mort de leur auteur ce qui a pu en perturber certains rappelle Emmanuel Reibel. Il faut être Adorno pour, par pur élitisme étroit, n’avoir perçu l’outil que comme conduisant à une « dévaluation de l’écoute par son industrialisation ». C’est passionnant même si c’est beaucoup moins détaillé que dans Les Fous du son, ouvrage jubilatoire de Laurent de Wilde (Grasset et Fasquelle, 2016), ce dernier traitant notamment des bandes magnétiques (sans aller jusqu’au CD toutefois), à la fois outil d’enregistrement, de bidouillage et de création.
Emmanuel Reibel conclut son essai par une analyse du Boléro de Ravel. Il y voit des noces de la musique et de la révolution industrielle, le compositeur y faisant passer une danse au travers du « prisme de la rationalité industrielle ». C’est suggestif une nouvelle fois, à l’instar de l’ensemble de l’ouvrage, mais on n’est pas forcément convaincu. Si la répétition du thème du Boléro fait nécessairement référence au monde industriel, que devrait‑on dire des pages de Philip Glass ou de Steve Reich comme Drumming (inspirées au passage de musiques... ghanéennes) ? Si le Boléro a été inspiré par l’industrie, cela ne s’entend pas. Cette musique n’exprime rien. Elle est fondamentalement vide, aussi vide et absurde que celle de Glass. Elle finit d’ailleurs par s’écrouler sur elle‑même.
Bref, comme on le voit, on est loin de partager tous ses développements mais l’ouvrage est le fruit d’un travail sérieux et très documenté qui suscite la réflexion – on le démontre ici – et sur lequel on pourrait encore beaucoup discuter. Il est à ce titre hautement recommandable.
Abondante bibliographie et index des noms.
Stéphane Guy
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