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09/12/2021
Eric Humbertclaude et Gwenaëlle Clémino : Composer après 2020. Amorce
EME – 56 pages – 10 euros





Dans un style intellectualiste et parfois incompréhensible, Composer après 2020 – Amorce est une réflexion sur la composition aujourd’hui, ou plutôt sur les conditions nécessaires de son épanouissement, qui selon les deux auteurs, organiste et artiste lyrique, ne seraient plus réunies. En cause, les numéristes et les multiculturalistes en ces temps pandémiques qui durent. Les numéristes oublient le geste instrumental en remplaçant l’intégrité du son émis par des algorithmes; les multiculturalistes venus d’Amérique, en confondant culture et revendications politiques, décrètent que tout se vaut du moment que l’on peut revendiquer les marques de ses origines. Les deux combinés donnent des flux, des streams, des contents identitaires, succédant aux produits culturels d’hier, déjà décriés par Hannah Arendt dans La Crise de la culture. C’est une critique plutôt facile, la technique qui dépoétise le monde et l’égalitarisme démagogique qui déboulonne les idoles; il n’est pas difficile de s’entendre sur la poésie de l’instrument ou la supériorité de génies universels tels que Beethoven ou Rembrandt. On ne peut d’ailleurs que s’inquiéter quand on apprend que la plus ancienne université britannique, Oxford, souhaite purger de son cycle de musicologie la musique classique, «encore trop reliée à la période coloniale», et préférer l’étude des musiques africaines. Nul besoin de recourir aux oppositions poussives, «technologie grisante» et «cinétique de l’oreille candide» par exemple, pour mettre d’accord Anciens et Modernes sur les dangers du tout algorithme et du racisme inversé.


En fait, le plus inquiétant dans cet ouvrage n’est pas tant le constat que le chemin proposé par les auteurs pour régénérer l’inspiration d’aujourd’hui: se mettre à l’écoute du Vivant, intégrer l’intelligence végétale et dépouiller le créateur de son intentionnalité. Il n’est pas question ici de métaphoriser des états d’âme comme l’ont fait les romantiques, ou de peindre en sons les changements de lumière sur des paysages vides d’hommes, démarche plutôt impressionniste. Il n’est pas non plus question de musique imitative, puisque celle-ci fait intervenir la volonté du créateur, celle d’imiter justement. Au royaume de la biomusicologie, la musique n’a pas d’essence à proprement parler et le créateur disparaît dans cette totalité qu’est la Nature, envahi par la sensibilité des plantes ou l’impact des roches du paléolithique. Ainsi il devient l’heureux récepteur de la synthèse des protéines, de la vibration organique de la tomate, des acides aminés, de l’impact du son sur la roche – nos anciens cours de SVT font curieusement irruption dans le continent musical. On comprend que le compositeur n’est plus là pour agencer harmonieusement des structures musicales mais pour servir l’urgence écologique, cause défendue par le philosophe Stiegler, très souvent cité, et alors la démonstration tombe dans ce qu’elle a dénoncé: une sorte de manifeste politique, qui se préoccupe moins d’art que d’écosystème. On n’a jamais été si loin d’un compositeur qui maîtrise, choisit, transgresse consciemment les règles de l’art qu’il possède. Il est même puni d’avoir trop voulu exister; désormais extérieur au sens, il lui sera impossible «d’établir exactement sa présence» et captera un matériau brut «qu’il ne pourra jamais manipuler». Heinrich Schenker, théoricien des œuvres tonales des grands maîtres, de Bach à Brahms, se retournerait à coup sûr dans sa tombe. Et Voltaire écrirait certainement, comme à Rousseau: «Il me prend l’envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage.»


Ce n’est pas tout. Le livre tente de s’élever au-dessus des cailloux et feuillages pour un nouveau ciel conceptuel, un «univers fantôme», un «inouï déraisonnable» où tout serait inversé, même le temps. Nouvelle sagesse du compositeur: se laisser épauler par l’intelligence artificielle, «l’outil obligé» capable d’entendre cet «inentendu» de l’univers fantôme. A partir de là, c’est la plume des auteurs qui déraisonne. S’empilent des phrases fumeuses voire absconses. Exemple: «Le lecteur devait-il être pris dans les rets poisseux d’une inhumanité où la chair des corps lui était offerte comme un appât?» Cette question est posée en réaction à la découverte, jugée impudique, que Beethoven ne savait pas danser en mesure... Un autre exemple de déraison textuelle? En parlant des amitiés du compositeur Fausto Romitelli, les auteurs écrivent: «Les amitiés qu’il rencontra, douces ou oublieuses, jamais ne lui jetèrent les reflets scintillants des institutions contrôlées par une élite sécularisée. Ses œuvres inventaient des registres sensoriels de l’acoustique dans le mesurable et l’incommensurable, faisant entendre des anamorphoses nimbées d’une sonorité fluente au style inimitable, invitant le public à une perception soumise au risque de l’inouï.» On s’épargnera le commentaire de texte.


Il y a malheureusement plus grave: le texte fourmille de contresens, par exemple celui-ci: «Les années 1980 ont été analysées comme celles qui ont sonné le glas des énergies fossiles de la planète [...]; le glas des mots affublés du préfixe "dé" (dématérialisation de nos réalités historiques, délocalisation, déréglementation, dérégulation, etc.).» Les années 1980 ont au contraire mis à jour ces expressions à la faveur de la création d’un marché globalisé. C’est à se demander si les auteurs comprennent ce qu’ils écrivent... Partant, malgré leurs formules incantatoires, il n’est plus possible de les prendre au sérieux et rien nous semble plus loin de la musique comme art du beau que cette prose avide de poétique et d’intellectualité frisant le ridicule, cherchant sans doute un renouveau ou un palliatif au manque d’inspiration musicale. Elle est à l’image des expérimentations inaudibles du XXe siècle, décourageantes pour les oreilles les plus clémentes et cherchant en permanence à se justifier par des abstractions vides. Elle est ce surplus de mots et de notes discordantes – grappes sonores anarchiques, chutes d’escalier, hystéries ornithologiques affolant les sens – qui condamne la musique savante contemporaine à vivre sans public.


On terminera par l’ultime phrase de l’ouvrage qui aboutit à la négation de la musique elle-même, inquiétante déclaration si l’on croit les auteurs encore capables de lucidité: «Nul idéalisme; nul spiritualisme; nul mysticisme; nul nihilisme. Il n’existe aucun ciel de la musique.» A cette ultime envolée pseudo-mallarméenne, l’humour reste le seul recours; on répondra en détournant deux vers du Sonnet en X du poète: Sur votre amorce aux images vides, nulle musique, mais une prose bibelot d’inanité sonore.


Roman Marlière

 

 

 

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