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04/09/2021 Denis Dufour : Entretiens avec Vincent Isnard. La composition de l’écoute Editions MF – 237 pages – 12 euros
Sélectionné par la rédaction
Découpée en cinq chapitres («Composer», «Transmettre», «L’héritage schaefferien», «Réalités du temps réel: le GRM et l’IRCAM», «La démarche concrète aujourd’hui»), cette série d’entretiens avec Denis Dufour (né en 1953) nous donne à saisir la trajectoire d’un homme à la fois compositeur, créateur de sons, pédagogue et promoteur de la «musique acousmatique».
Le monde de la musique concrète et acousmatique demeurant, pour beaucoup de mélomanes (même avertis), une terra incognita – à l’exception de quelques œuvres emblématiques de Schaeffer, Henry, Malec et Parmegiani –, ce livre est une mine d’informations. De facture très pédagogique, il permet à Denis Dufour de déployer sa pensée selon le procédé cher à Socrate de la maïeutique en vertu des questions tour à tour pointues et faussement naïves de Vincent Isnard (ingénieur du son, réalisateur en informatique musicale). Si la postface de François-Xavier Féron (acousticien, chargé de recherche au CNRS) se révèle son meilleur commentaire critique, essayons d’en faire ressortir les grandes lignes de force.
Denis Dufour revient sur son enfance lyonnaise et le choc séminal qu’a été l’écoute à la radio de Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Penderecki. Il conserve un mauvais souvenir des cours d’analyse, perçus comme une besogneuse tautologie de la partition, mais il tire grand bénéfice de sa formation d’altiste, liée à sa position centrale dans l’édifice polyphonique – à l’instar de Bach se produisant au Café Zimmermann. L’étudiant est tenaillé dans un premier temps entre le cursus traditionnel du conservatoire (harmonie, contrepoint) et celui, plus marginal, de l’électroacoustique. Parmi ses maîtres, il faut compter au premier chef Ivo Malec, à qui il rendra le meilleur des hommages possibles en éditant un double album de sa musique grâce à sa maison de disques et «compagnie musicale» Motus, fondée en 1996. Toujours au CNSM de Paris, il suis les cours de Michel Philippot, Claude Ballif, Pierre Schaeffer et Guy Reibel de 1974 à 1979.
On mesure une fois de plus le poids des différentes chapelles qui, au cours de ces années, s’entrehaïssaient au sein du (petit) milieu de la «musique contemporaine» par le truchement des diatribes de leurs sacristains. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner la mésintelligence obstinée qui régna entre l’Ircam (émanation boulézienne) et le GRM (émanation schaefferienne), celui-ci reprochant à celui-là de capter les subventions pour soi seul, jetant au passage opprobre et discrédit sur tout ce(ux) qui aurai(en)t l’impudence de contrevenir à sa doxa.
Si Denis Dufour lance quelques banderilles bien affûtées au compositeur de Pli selon pli et son marteau démolisseur, dont la malveillance à l’égard de la musique concrète ne se tarira jamais (cf. «sa définition complètement délirante de la musique concrète dans l’encyclopédie Fasquelle, alors que n’importe quel autre auteur aurait eu honte d’en être l’auteur», soutient Denis Dufour), il sait faire preuve de discernement dans son propre camp, égratignant le manque d’intérêt de Schaeffer et d’Henry à l’égard des nouvelles générations de musiciens acousmatiques (là où Boulez, lui, se montrait curieux et généreux à l’égard des jeunes compositeurs, pourvu que leur esthétique n’entrât pas trop en discordance avec la sienne) et la gestion pour le moins mortifère du GRM par François Bayle... lequel considérait la musique acousmatique comme transitoire dans l’histoire et reprochait à Denis Dufour son trop-plein d’énergie pour tenter de maintenir l’esquif à flot!
Il y a aussi – et surtout – le compositeur Dufour. On aurait tort de considérer son catalogue, riche en pièces mixtes (confrontant bande magnétique et lutherie traditionnelle), comme trop tributaire de son temps historique: c’est oublier la constance de l’auteur dans sa propre démarche et la place majoritaire prise par les «compositions pour instruments et voix» (96 sur 183 opus). Lucide, Dufour reconnaît toutefois: «Mais mon absence de Paris pendant quatorze ans peut aussi expliquer cette occultation de mon œuvre instrumentale». Il nous entrouvre ensuite son laboratoire grouillant d’objets sonores, non sans insister sur le fait que «tous les sons font percevoir des notes, dès lors qu’on les compare entre eux».
Ouvert à d’autres univers («Pour moi, les interdits n’ont pas leur place dans la création») quoique peu porté sur la notion d’œuvre «ouverte», il n’en déplore pas moins la place «éhontée» prise aujourd’hui par le postmodernisme dans les programmes de concerts. Il assume pleinement faire parfois appel à des collaborateurs (par exemple pour réaliser les montages de sa Messe à l’usage des enfants), ayant lui-même assumé cette charge auprès de Bayle, Reibel ou Landowski. Rien que de très commun dans l’histoire de l’art si l’on compare avec l’ambiance qui pouvait régner dans l’atelier d’un grand peintre de la Renaissance.
Dufour parle avec beaucoup d’estime de Helmut Lachenmann et de son concept de «musique concrète instrumentale», mais on le sent plus circonspect sur les saturationnistes (Raphaël Cendo, Franck Bedrossian): selon lui, ils ne prennent pas l’entière mesure du potentiel extraordinaire de «nouveaux sons» que recèle l’acousmatique. S’agissant de ses réserves sur l’utilisation du temps réel, grande marotte boulézienne, nous renvoyons le lecteur à l’excellente postface de François-Xavier Féron, qui pose les termes du débat de manière pondérée tout en le replaçant en perspective. Pour dire les choses compendieusement: Dufour certifie, à rebours des idées reçues, que les partitions utilisant l’informatique en temps réel sont davantage sujettes à l’obsolescence programmée (contrairement à celles faisant appel une bande ou à un enregistrement fixe)... quand elles n’en font pas accroire à l’auditeur sur la nature réelle de leur(s) procédé(s) (cf. l’anecdote sur une reprise – selon lui pipée – de la pièce mixte Dialogue de l’ombre double de Boulez au Théâtre du Châtelet «au milieu des années 1990»).
Un appendice technique composé d’un glossaire (*) et d’une bibliographie concluent avantageusement cet ouvrage salutaire avec lequel l’actualité discographique entre en résonance: Kairos publie en effet un coffret de seize disques, «premier volume de l’œuvre acousmatique» du compositeur.
(*) Pour une définition complémentaire de «l’écoute réduite» selon Pierre Schaeffer, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au bref entretien avec (sa fille) Marie-Claire Schaeffer intitulé «Expériences Musicales n° 5» (CD 4, plage 13), extrait de l’indispensable coffret en quatre volumes «Pierre Schaeffer – L’œuvre musicale» (co-édition INA.GRM et Librairie Séguier), où le maître fait la distinction entre «l’information sémantique» et «l’information esthétique» que nous délivre un son. L’auditeur devrait, dans l’absolu, désapprendre la première... à moins que l’œuvre concrète idéale l’en dispense, de même qu’un violoniste inspiré, lorsqu’il joue de son instrument, parvient à nous faire oublier (sans aucun effort de notre part) qu’il frotte un archet sur des cordes.
Jérémie Bigorie
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