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03/15/2020 Pour les sonorités opposées n° 3 (2019) Revue d’esthétique et d’analyse musicale des XXe et XXIe siècles, sous la direction d’Anthony Girard & Philippe Mahaire
L’Harmattan – 161 pages – 18,50 euros
Il s’agit du troisième numéro de la revue Pour les sonorités opposées, «née de la nécessité de mieux faire connaître la postmodernité musicale».
On y trouvera un entretien avec Guy Sacre (né en 1948), insatiable déchiffreur du répertoire pour piano auquel il a consacré une somme indispensable dans la collection «Bouquins», mais également compositeur (et poète) resté fidèle à la tonalité. Grand admirateur du Catalan Federico Mompou (1893-1987), Guy Sacre cultive une musique empreinte de nostalgie (celle du monde de l’enfance) et quintessentielle dans son horreur de tout «bavardage». L’entretien avec Karol Beffa (né en 1973) revient sur la fameuse querelle du Collège de France, qui cristallisa une ligne de fracture irréconciliable entre thuriféraires et contempteurs de la tonalité. Il faut bien reconnaître que les propos tenus à cette occasion par certains «modernistes» (Pascal Dusapin, Philippe Hurel, Philippe Manoury) semblent, avec le recul, bien excessifs dans leur exécration. A défaut d’endosser toutes les positions esthétiques défendues avec intelligence par Karol Beffa, on partagera sans barguignage son enthousiasme pour Jean-Louis Florentz (1947-2004), «compositeur scandaleusement négligé aujourd’hui».
Le plus contestable est le long article signé de Jacques Viret (né en 1943), professeur émérite de musicologie à l’Université de Strasbourg. Contrairement à ce que laisse accroire le titre «Tonal/atonal: une fracture dépassée», son propos vise moins à dépasser cette fracture qu’à la raviver en nous rejouant une controverse qu’on espérait révolue. Face à ceux qui souhaiteraient en sortir, Jacques Viret s’opiniâtre à la prolonger sans rien apporter de nouveau au débat: Ernest Ansermet, Paul Hindemith, Claude Levi-Strauss (dont la thèse de la «double articulation» fut contestée par Umberto Eco et Henri Pousseur) et Jacques Chailley sont, une fois de plus, appelés à la barre en tant que procureurs de l’atonalité et de l’atonalisme (l’auteur fait un léger distingo entre les deux termes).
Peu me chaut de savoir que le sérialisme est à proscrire puisque des chefs-d’œuvre ont été écrits selon cette technique. Dans son analyse publiée par L’Avant-Scène Opéra du Lear d’Aribert Reimann, régulièrement donné sur les scènes internationales (*), Gérard Condé précise: «La composition avec douze sons de Schoenberg (appelée, en France, dodécaphonisme), sottement résumée en une recette jamais appliquée («une note ne doit pas être répétée avant que les onze autres n’aient été entendues»), a trouvé sa définition la plus profonde dans un entretien où Luigi Dallapiccola la présentait non pas comme une règle mais comme un état d’esprit, voire une mystique au sens ésotérique ou juridique (caché)».
Jacques Viret prend aussi pour exemple l’auteur du Prisonnier, mais c’est pour mieux distinguer les compositeurs sériels – seulement deux: maigre moisson – qui trouvent grâce à ses oreilles: «L’Italien Luigi Dallapiccola, doué d’une grande sensibilité harmonique, est parvenu à concilier la technique sérielle avec une certaine euphonie; de même, le Français Serge Nigg». Quid de Henze? Gerhard? Krenek? Et tant d’autres? Pourquoi arrêter sa liste en si bon chemin? Sans doute de crainte de trouver un nombre d’exceptions à ce point important qu’il invaliderait la règle. On passera sur le ton comminatoire et lapidaire (cf. telle note de bas de page assassine contre le musicologue Jean-Jacques Nattiez) qui n’a rien à envier à celui des Relevés d’apprenti dont il semble l’envers idéologique.
«Stravinsky selon Webern selon Stravinsky»: le très beau titre d’Henri Pousseur montre bien qu’un compositeur de génie plie la règle à sa convenance. Déclinons la formule: il y a un «Copland selon Webern selon Copland» (Connotations, Inscape). Idem pour certaines œuvres d’obédience sérielle de Lutoslawski, Schnittke, Maderna, Donatoni, Sessions, Fortner, Zimmermann, Barber, Veress, Ginastera, etc. La méthode compte moins que ce qu’un grand compositeur en fait. Et si Schoenberg a péché par orgueil avec sa célèbre assertion selon laquelle la méthode de composition à douze sons doit «assurer la suprématie de la musique allemande pour les cent prochaines années» (je doute qu’on ait mesuré toute la part d’ironie contenue dans cette phrase), seuls les épigones du maître de l’Ecole de Vienne (René Leibowitz?) l’ont appliquée à la lettre. Et dans une portion de temps extrêmement courte.
Etonnamment sévère à l’égard de Jérôme Ducros («enfermé dans la fausse alternative implicitement accréditée par les atonalistes pour justifier leur esthétique»), Jacques Viret semble embarrassé par certaines esthétiques situées sur la crête qui séparent la tonalité de l’atonalité, cultivées par «Henri Dutilleux, Kaija Saariaho, Magnus Lindberg, Sofia Goubaïdoulina, Thomas Adès, Christophe Bertrand». Sans doute ne sont-elles pas adaptées à la grille de lecture induite par la tonalité, fût-elle «élargie». Mais à aucun moment Jacques Viret se pose la question de savoir si sa grille de lecture est caduque ou pas. Bon prince, il nous livre ses tables de la loi pour pratiquer une «tonalité élargie»; hormis elle, point de salut et gare à qui s’en écarte!
Le grand musicologue Harry Halbreich s’était insurgé en son temps contre la mainmise de la doxa boulézienne sur la vie musicale française, mais il le faisait pour mieux promouvoir certains compositeurs «marginaux» qui, sans verser dans la tonalité, n’en étaient pas moins du plus haut intérêt (qu’on songe à Iannis Xenakis, Giacinto Scelsi ou Maurice Ohana).
Je m’inscris en faux contre l’idée selon laquelle les concerts de musique contemporaine atonale seraient désertés au profit de ceux de la musique contemporaine tonale: je ne sache pas que les spectateurs qui fuient les concerts de l’Ensemble intercontemporain se ruent sur les programmes de Cantus formus (cycle de concerts de musique contemporaine, lancés et présentés par Nicolas Bacri depuis 2004, à raison d’un concert par trimestre au Conservatoire de Paris: les compositeurs joués ont comme point commun d’avoir «choisi de renouveler de manière exigeante et rigoureuse les formes modernes du sentiment tonal») où l’on entend, comme à la Cité de la musique, de bonnes (l’œuvre d’Olivier Greif, figure tutélaire de l’entreprise, au premier chef) et de moins bonnes choses.
Il faudrait naturellement donner la parole à la défense, mais je ne m’en sens pas la légitimité; d’autres le feraient (et l’ont fait) mieux que moi. Du reste, ce serait entretenir encore plus la polémique alors que la plupart des mélomanes de ma génération souhaiteraient plutôt en sortir. Et par le haut.
Au nom de la pluralité du sensible, je revendique en effet le droit d’aimer des œuvres très différentes parce que, comme le dit Vladimir Jankélévitch (le maître de Guy Sacre), «les préférences en matière de goût musical ne sont pas tenues de former un système cohérent ni même d’être conciliables entre elles [...] J’ai le droit d’aimer à la fois Albéniz et Scriabine sans éprouver le sentiment de me contredire ni le besoin de me justifier.»
Je fais mienne cette devise, j’en contresigne chaque mot, trouvant mon plaisir (car il est bien question de plaisir) – pour me limiter aux compositeurs vivants – aussi bien avec Philip Glass, John Adams, Florentine Mulsant, Thierry Escaich, Arvo Pärt, James MacMillan, Thomas Adès, Krzysztof Penderecki, Detlev Glanert qu’avec (horresco referens) Helmuth Lachenmann, Olga Neuwirth, Unsuk Chin, Wolfgang Rihm, Salvatore Sciarrino, Tristan Murail, Hanspeter Kyburz ou George Benjamin. Est-ce grave, docteur? Je suis un opportuniste sans scrupule en matière de génie: je prends le chef-d’œuvre là où il se trouve.
In fine, il n’y a pas musique tonal ou atonale, il y a de la bonne et la mauvaise musique et je ne vois pas pourquoi de tristes aristarques, sous couvert d’un argumentaire controuvé, éradiqueraient l’atonalité du champ du sensible au prétexte que leurs outils d’analyse seraient les seuls garants de comment «penser la musique aujourd’hui».
En 2013 lors de l’émission Répliques sur France Culture, Philippe Manoury, parlait, à propos des thèses de Ducros, de «révisionnisme». A quoi semble riposter Jacques Viret dans son article lorsqu’il affirme «...la musique atonale se réduit par conséquent au son brut, à la phonologie: c’est un vain et incohérent assemblage de sons...».
Conclusion: les chapelles, hélas, existent toujours. Et force nous est de constater que leurs sacristains, qui n’ont de cesse de s’entre-excommunier, se montrent parfois convulsionnaires.
(*) Jacques Viret décrète, dans une note de bas de page, que seuls Wozzeck et le Concerto pour violon de Berg échappent aux «concerts et émissions radiophoniques spécialisées».
Jérémie Bigorie
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