Back
12/21/2018 Laurent Feneyrou : Le Chant de la dissolution Editions Philharmonie de Paris, collection «La Rue Musicale », série [musicologie critique] – 372 pages – 16,90 euros
Sélectionné par la rédaction
«La série [musicologie critique] regroupe des écrits dont le principal point commun est de proposer une vision globale du fait musical en croisant profondeur historique et enjeux contemporains. Le terme "critique" qualifie ici des travaux qui, à partir de méthodes nouvelles et de l’analyse fine des phénomènes ou produits culturels, montrent en quoi la musique contribue à créer une réalité sociale», précise l’éditeur. On ne se sera pas surpris de retrouver à la manœuvre le musicologue Laurent Feneyrou, dont les précédents travaux (cf. De lave et de fer. Une jeunesse allemande: Helmut Lachenmann, aux éditions MF) se situaient déjà au carrefour de plusieurs disciplines.
Cinq «œuvres majeures» postérieures à 1945 et accusant, chacune à sa manière, le traumatisme consécutif à la Shoah (avec en creux la fameuse injonction d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz était barbare), sont passées au tamis de la notion de tragédie : Hyperion (1960-1970) de Bruno Maderna (1920-1973), Prometeo (1981-1984) de Luigi Nono (1924-1990), Le Temps restitué (1957-1968) de Jean Barraqué (1928-1973), neither (1977) de Morton Feldman (1926-1987) et le Requiem für einen jungen Dichter (1967-1969) de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970).
Il est assez réjouissant, à l’heure où la spécialisation érige des barrières entre les disciplines, de les voir s’interpénétrer afin de rendre visible un processus que l’œuvre achevée dérobe au regard. Le champ des références intimide... quitte à obscurcir ce qu’il escomptait éclairer. A cet égard, le chapitre consacré à Nono donne lieu à une sédimentation herméneutique vertigineuse: le mythe de Prométhée selon Eschyle selon Hölderlin selon Heidegger selon Cacciari selon Nono. Au vrai, l’ouvrage a les défauts de ses qualités. L’auteur aurait sans doute gagné, compte tenu du format, ici à recentrer son propos, là à rétrécir l’empan des références, ailleurs à ramasser les notes de bas de page. Aussi Laurent Feneyrou encourt-il les mêmes reproches que ceux adressés en son temps par le musicologue Philipp Gossett à la démarche «pluraliste» (terme zimmermannien par excellence) du grand Carl Dahlhaus. A sa décharge, toutes les œuvres choisies – dont le texte constitue le cœur du projet – prêtent le flanc à cette lecture transdisciplinaire, «une herméneutique tendant moins à l’explication de l’œuvre qu’à sa compréhension».
A défaut de pouvoir entrer dans le détail, soulignons l’acribie désormais proverbiale avec laquelle l’auteur décrit la genèse, la mise au propre et le déroulement de ces cinq œuvres intégrant la voix. Le chapitre consacré au Requiem pour un jeune poète lève un voile définitif sur l’interaction entre la bande magnétique et les forces orchestrales et chorales en présence, la correspondance échangée entre Jean Barraqué et Michel Foucault ouvre une perspective inédite sur Le Temps restitué, et les rencontres (cocasses) entre Morton Feldman et Samuel Beckett infusent dans le discours raréfié de neither. Quant aux analyses musicales, centrées sur un passage particulièrement significatif de la méthode compositionnelle utilisée, elles offrent en parallèle un aperçu éloquent des partitions.
En se focalisant sur certaines œuvres parmi les plus sombres de la seconde moitié du XXe siècle et en multipliant les points de vue, Le Chant de la dissolution demeure un ouvrage exigeant dont la lecture donnera la pleine mesure de ses vertus à l’écoute des «tragédies lyriques» analysées – une discographie referme judicieusement chaque chapitre. C’est tout à l’honneur des éditions de la Philharmonie de Paris, très bien distribuées dans de nombreux points de vente, d’avoir accueilli cet ouvrage captivant dans sa collection. Une collection au graphisme élégant et à la couverture agréable au toucher, dont on surveillera les prochaines parutions avec intérêt.
Pour l’ensemble des titres disponibles, nous renvoyons le lecteur au site internet des éditions La Rue Musicale de la Philharmonie de Paris.
Jérémie Bigorie
|