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11/08/2015 Gilles Deleuze, la pensée-musique Ouvrage collectif sous la direction de Pascale Criton et de Jean-Marc Chouvel et avec la collaboration de Georges Aperghis, François Bayle, Franck Bedrossian, Antoine Bonnet, Jean-Marc Chouvel, Jérôme Cler, Pascale Criton, François Decarsin, Elie During, Jean During, Laurent Feneyrou, Sylvio Ferraz, Bastien Gallet, Carole Gubernikoff, Maël Guesdon, Bruno Heuzé, Clovis Labarrière, Nick Nesbitt, Jean-Paul Olive, Carmen Pardo Salgado, Béatrice Ramaut-Chevasssus, Anne Sauvagnargues, Makis Solomos, Frédéric Voisin, Aliocha Wald Lasowski et Brent Waterhouse
CDMC avec le concours de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (distribué par Symétrie) – 304 pages – 29 €
Sélectionné par la rédaction
Le but de cet ouvrage est d’examiner et d’évaluer l’importance de l’impact de la musique sur la pensée de Gilles Deleuze (1925-1995) et l’importance de l’impact en retour des écrits de Deleuze sur la création, les techniques et la recherche musicales. Les nombreuses contributions correspondent à la teneur des interventions effectuées lors de huit colloques universitaires organisés en des lieux différents au cours des années 2010 et 2011 et regroupés sous l’intitulé Deleuze et la musique, un séminaire nomade. Nécessitant la participation de professionnels d’horizons multiples et complémentaires, ce vaste sujet réunit philosophes, compositeurs, musiciens, musicologues, ethnomusicologues, réalisateurs en informatique musicale et jusqu’à des théoriciens de l’art dans les différents aspects et angles d’approche d’une même quête. L’ouvrage qui en résulte est une pensée-musique en soi.
Soulignons, comme le fait Brent Waterhouse, que dans l’œuvre de Deleuze, «les références à la musique et aux musiciens sont toujours prises dans un contexte lié au déploiement d’un concept». Ses thèses et ses réflexions en profondeur portent non sur les arts en soi mais «sur les concepts [que ces arts suscitent et] qui sont eux-mêmes en rapport avec d’autres concepts correspondant à d’autres pratiques» (Deleuze). Avant la rencontre capitale entre Deleuze et Félix Guattari (1930-1992) et leur collaboration consécutive, les références à la musique existent à peine dans l’œuvre de Deleuze, mais les années fertiles 1968-1985 menèrent en particulier à une fréquentation des milieux musicaux, dont l’IRCAM, et à la rédaction de Différence et répétition (1968) et de Mille Plateaux (avec Guattari, 1980) qui sont peut-être les ouvrages les plus souvent cités au travers des vingt-six contributions individuelles à ce séminaire nomade. Au cours des différentes contributions, ses théories trouvent admirablement leur application à l’analyse musicale, une application à rebours aux processus musicaux en existence, sinon à leur illustration, et jusqu’à une application directement musicale au niveau de la création et de la recherche musicale et ethnomusicale.
Les six parties évoluent de l’exposition de la pensée de Deleuze et de la pensée qui lui est contemporaine, avec des prises de position musicales alors quasi philosophiques, à un examen des approches de la musique et de certains compositeurs, tels Schumann, Debussy, Ravel, Messiaen, Cage ou La Monte Young, directement relevées dans l’œuvre de Deleuze. Les troisième et cinquième parties s’établissent à partir des recherches, des expérimentations et des interventions directes de compositeurs d’aujourd’hui (Aperghis, Bayle, Bedrossian, Criton) et d’ethnomusicologues actifs qui creusent les racines mêmes de ce qui est musique. Dans la quatrième partie, les théories deleuziennes sont appelées à approfondir l’analyse de l’œuvre musicale en soi et la démonstration au travers d’œuvres connues est limpide qu’il s’agisse d’œuvres de Berg, de Varèse, de Murail ou des répétitifs américains, ou, par ailleurs de l’improvisation classique et en jazz. Précieux au-delà de Deleuze, on y trouve, en particulier, à partir de Steve Reich et un potentiel de résonance établi entre sa pensée et celle de Deleuze qui souligne leurs préoccupations communes, deux excellentes mises à nu des processus de la musique répétitive américaine, dite «minimaliste», que Bruno Heuzé préfèrerait nommer «involutive».
Le musicien ou le mélomane lecteur de Deleuze naviguera à l’aise et avec passion sur la richesse océanique de cet ouvrage où le langage deleuzien, de source musicale ou non, trouve son efficacité musicale et illustre et étoffe le propos à bon escient. Parce qu’ils reviennent fréquemment, le dilettante deleuzien devra savoir prendre avec le sens précis que leur donne Deleuze des termes musicaux tels «ritournelle», «variation», «rythme», «mesure», «développement», «temps lisse» ou «temps strié», voire «pli» et des termes tels «territorialisation» avec ou sans les préfixes «dé-» et «re-», «nomadisme», «rhizome», «devenir-(musique)», «gémellité», «heccéité» ou encore «machinique» qui correspondent à des concepts multidimensionnels traversant son œuvre et avec lesquels peuvent s’établir des relations avec la matière musicale. Cependant, comme le précise Antoine Bonnet, «ses références à la littérature, au cinéma et à la peinture sont toujours précises, alors que ses références à la musique sont plus générales et relèvent moins de commentaires circonstanciés d’œuvres particulières qu’elles ne s’appuient sur des propos ou propositions catégorielles de compositeurs». Pierre Boulez théoricien, par exemple, est plus présent pour Deleuze que les pièces qu’il compose.
Pascale Criton signe un avant-propos qui débute en amont du séminaire pour ouvrir la voie vers la diversité sans axe unique des sujets à suivre. Les contributions sont toutes suivies de références et de notes enrichissantes en soi. Brett Waterhouse y répertorie très soigneusement par numéro de page toutes les références à la musique (cent cinquante environ) à relever dans l’œuvre de Deleuze, qu’il présente par ouvrage et ensuite par musicien. En fin d’ouvrage, outre la bibliographie et l’index d’usage, on trouve par ordre alphabétique une courte présentation fort utile de chaque contributeur. La contribution de Nick Nesbitt est en anglais.
Gilles Deleuze, la pensée-musique s’adresse d’abord aux spécialistes – aux philosophes, musicologues, compositeurs, réalisateurs d’informatique musicale et psychanalystes initiés et passionnés – par son fond dense, philosophique, philosophico-technique et musical, développant pli après pli le domaine de l’abstraction et celui de la musique en vie. Le style quintessencié de certains chapitres, fouillé à l’extrême, complexe et parfois touffu ou alambiqué n’en faciliterait pas la lecture pour le néophyte qui s’y aventurerait. Toutefois, c’est un ouvrage qui stimule la réflexion, accessible à tout mélomane. En tout point solide, il laisse une impression d’exhaustivité bien que l’on puisse y trouver aisément la matière de nouvelles thèses partant dans de nouvelles directions: c’est un parfait rhizome au sens deleuzien.
Christine Labroche
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