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11/02/2013 Richard Wagner : Das Rheingold
René Pape (Wotan), Nikolai Putilin (Alberich), Stephan Rügamer (Loge), Evgeny Nikitin (Fasolt), Mikhail Petrenko (Fafner), Andrei Popov (Mime), Ekaterina Gubanova (Fricka), Viktoria Yastrebova (Freia), Zlata Bulycheva (Erda), Alexei Markov (Donner), Sergei Semishkur (Froh), Zhanna Dombrovskaya (Woglinde), Irina Vasilieva (Wellgunde), Ekaterina Sergeeva (Flosshilde), Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)
Enregistré dans la salle de concert du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg (7-10 juin 2010, 17-18 février et 10 avril 2012) – 147’42
Coffret de deux SACD hybrides Mariinsky Label MAR0526 (distribué par Harmonia mundi) – Notice de présentation en français, anglais, allemand et russe
Si l’on attendra Le Crépuscule pour porter un regard sur l’architecture d’ensemble, les édifices wagnériens bâtis – pierre après pierre – par Marek Janowski (PentaTone) et par Valery Gergiev (Mariinsky Label) trôneront – à n’en pas douter – tels des «walhallas» contemporains dans le paysage des célébrations du deux centième anniversaire du compositeur né à Leipzig en 1813 et mort à Venise en 1883. Avec cet Or du Rhin à la prise de son superlative, Gergiev livre le deuxième volet de sa Tétralogie saint-pétersbourgeoise, se présentant avec une distribution plus homogène que dans La Walkyrie publiée en début d’année (qui était dominée de la tête et des épaules par le Siegmund d’anthologie de Jonas Kaufmann).
Plus concentrée, la performance orchestrale du Mariinsky ne connaît que peu de failles et, surtout, aucun temps mort. On comprend, dès le prélude, que l’orchestre brillera moins par sa technique – un certain nombre d’imperfections, quelques décalages aussi (... alors même que les prises s’étalent sur deux ans) – que par l’identité d’une sonorité singulière – vivante, haute en couleur et sans artifice. Parce qu’elle surprend voire déroute, la baguette de Valery Gergiev est franchement captivante. Souvent très fluide – à l’image de la descente dans le Nibelheim (nullement inquiétante – au risque de paraître trop lisse) ou de la remontée de l’or volé à Alberich (tout aussi fluide mais grisante) ou encore de la toute fin de l’œuvre (allégée, presque neutre, sans emphase, se suffisant à elle-même). Parfois étonnement lente – lors de l’entrée des géants dans la deuxième scène (où l’accompagnement se fait carrément pachydermique) comme dans la transition vers la quatrième scène (d’abord patiente et appuyée... avant l’allégement général des lignes dans l’accélération du tempo conduisant chez les dieux). D’une battue toujours incisive, plus spécialement admirable dans les transitions entre les scènes (où elle diffuse des frissons d’émotion), elle ne manque jamais de mordant quand le discours mérite d’être mis en valeur (surlignant avec une méticulosité quasi maniaque les paroles de Loge à la fin de la deuxième scène).
Est-ce parce qu’il ne s’agit pas d’une captation scénique que l’impression d’une lecture très humaine de ce Prologue domine? Une histoire narrée plutôt qu’un mythe recréé – remplie de personnes faites de chair, notamment celles qui sembleraient les plus inhumaines. Ainsi de l’incarnation convaincante de René Pape, Wotan aux ressources lyriques abondantes dans lesquelles il ne pioche qu’avec parcimonie (quel phrasé somptueux sur «Ihr andern harrt bis Abend hier: verlor’ner Jugend erjag’ ich erlösendes Gold!», à la fin de la deuxième scène!), privilégiant – comme dans l’opéra suivant – l’intimisme lyrique sur la recherche de puissance vocale – mélange rare de maturité interprétative et de fraîcheur vocale.
Malgré un allemand peu idiomatique, l’Alberich noir et bourru de Nikolai Putilin démontre lui aussi une maîtrise confondante du texte comme du registre vocal, faisant imperceptiblement évoluer son personnage tout le long des trois premières scènes. Usant d’une grande variété des registres (les «Habt acht!» – articulés comme jamais), alternant le murmure («Den hehlenden Helm») et l’emportement (dans une «malédiction» qui ne sacrifie jamais à la musicalité), il s’impose par sa justesse et sa sobriété.
Quant au duo des géants, il donne une épaisseur humaine rarement entendue dans la discographie de cette œuvre. Un tandem assez exceptionnel, plus encore en raison de l’acuité épatante du Fasolt à la voix claire et perçante d’Evgeny Nikitin (... avec un poison dans la voix qui rappelle son Amfortas avec le même chef!) que grâce au Fafner terrifiant de Mikhail Petrenko, voix menaçante et remplie d’arrière-plans (imposant Hunding dans la Première journée).
La distribution de ce Rheingold révèle d’autres choix très engagés – comme celui consistant à donner à Loge le format léger de Stephan Rügamer, superbe diseur qui ose des phrasés mozartiens et une virtuosité belcantiste. La finesse de l’approche ne compense pourtant pas un certain manque de personnalité, dans ce rôle où se sont succédé des chanteurs ô combien plus marquants et où il apparaît presque anonyme (face, par exemple, à Christian Elsner, le Loge de la récente version Janowski).
De même (... mais pour des raisons fort différentes), le Mime haut en couleurs d’Andrei Popov joue à fond l’extériorisation des sentiments dans une veine qui rappelle Peter Marsh dans le Ring de Francfort. Couinant, geignant, gémissant, son approche du nain – presque bouffe et à la justesse approximative – irritera ceux qui s’agacent des abus du Sprechgesang. Mais il accroche indéniablement l’oreille – et c’est dans Siegfried qu’on le jugera.
Pour le reste, on tient à saluer le Donner impeccable d’Alexei Markov, voix relativement puissante pour ce rôle mineur, prêt à en découdre, trouvant le lyrisme approprié sur «das fegt den Himmel mir hell» et dans ses «Heda! Heda! Hedo!» – écrasant complètement un Froh effacé voire transparent. Les protagonistes féminins sont plus en retrait. Certes, Ekaterina Gubanova est une Fricka intense, à la voix un peu large mais à l’autorité naturelle qui colle bien au personnage – émouvante même sur «Sieh, wie dein Leichtsinn lachend uns allen Schimpf und Schmach erschuf!». Effacée mais crédible, la Freia de Viktoria Yastrebova offre une voix lyrique mais parfois étranglée et fluette. Et Zlata Bulycheva est plutôt hors-sujet en Erda (présence ordinaire, manque d’identité vocale...). Très alertes, les Filles du Rhin sont bien en voix malgré un format vibrionnant.
Au total, saluons – à travers cette publication – l’audace, la prise de risques, l’amour infini de la liberté – celle des nuances et des rythmes – qui donne du Prologue une version imparfaite mais ô combien attachante. On attend avec impatience la suite de l’Anneau de Gergiev.
Gilles d’Heyres
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