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01/03/2013 Tempus Perfectum n° 10 : «Mythes et mystiques à l’orée du XXe siècle de Szymanowski à Elgar»
Revue de musique coordonnée par Sylviane Falcinelli avec les contributions de Clément Mao-Takacs et Bruno Moysan ainsi qu’un entretien avec Pierre Boulez
Symétrie – 42 pages, 12 €
Sélectionné par la rédaction
Grâce à l’envergure de la thématique annoncée, le dixième numéro de la revue Tempus Perfectum réunit deux compositeurs diamétralement opposés en apparence. Ils viennent à rebours de l’ordre chronologique peut-être en raison des pages centrales qui contiennent l’entretien capital que Pierre Boulez a accordé à Sylviane Falcinelli après avoir dirigé deux œuvres de Szymanowski en concert et au disque. Mené sur le ton de la conversation, l’entretien donne un aperçu passionnant et privilégié du regard de Pierre Boulez sur l’œuvre de Szymanowski. Comme à son habitude, il s’exprime de manière limpide, le propos, dense et aéré à la fois, d’une netteté concise et d’une clarté sans faille.
Les courants musicaux du début de siècle incluaient le recours aux mythes et aux légendes et un souhait d’art total qui touchait entre autres à la littérature et à la poésie. Karol Szymanowski (1882-1937) et Sir Edward Elgar (1857-1934), ici, ont de plus en commun une certaine aura mystique, le premier par une forme de mysticisme complexe qui lui est spécifique et le second principalement par l’intense spiritualité de son œuvre intime The Dream of Gerontius (1899-1900). Tous les deux sont d’excellents orchestrateurs et mélodistes mais leur musique comme leurs attitudes et leurs itinéraires les séparent. Szymanowski, malgré les influences diverses, demeure libre et à part, atypique et inclassable, l’ancrage d’Elgar, «autodidacte de génie», est plus clairement germanique. Le chef d’orchestre et pianiste Clément Mao-Takacs et le musicologue Bruno Moysan donnent d’abord un aperçu de la vie et de l’œuvre de Szymanowski et d’Elgar respectivement, avant de cristalliser leurs observations autour d’une seule œuvre.
En tant que pianiste, Clément Mao-Takacs connaît Métopes (1915) de manière intime. Pour son étude, il allie ce triptyque de poèmes pour piano à deux triptyques contemporains, Mythes (1915) pour violon et piano et Masques pour piano de 1916. Les trois recueils sont de la période médiane du compositeur, dite «impressionniste», où, sous une lointaine influence syncrétique de Scriabine et de Debussy, un Orient sensuel se mêle à l’Occident dans une sublimation de lumières et de fragrances méditerranéennes. L’étude de Mao-Takacs éclaire le style et les techniques pianistiques de Szymanowski, et définit la structure et l’esthétique de l’œuvre. Il cherche à expliquer les raisons de l’inspiration mythique et littéraire du compositeur et de ses choix précis, et à élucider le sens et la portée des termes employés aussi bien au niveau des titres que des nombreuses indications inscrites sur la partition, l’ensemble des références impliquées d’une richesse indéniable. Sa prose sensible et claire prête vie à la musique de Szymanowski: en lisant l’une, on entend l’autre.
Bruno Moysan est un spécialiste lisztien ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de s’intéresser à la culture philosophique et religieuse. Les itinéraires croisés de Henry Newman (1801-1890) et d’Edward Elgar ne pouvaient que susciter son intérêt. Fervents catholiques en pays anglican, ils s’imposent progressivement l’un comme logicien, polémiste brillant, cardinal et poète, l’autre, musicien actif et combatif de milieu relativement modeste, comme figure centrale de la vie musicale de la nation. L’étude se concentre sur The Dream of Gerontius. De 1864, le poème lyrique de Newman, d’une sensibilité extrême, décrit le passage de la vie à la mort et l’errance de l’âme jusqu’au purgatoire. Elgar s’en inspire pour écrire une œuvre fortement intériorisée, un poème mystique à la fois symphonique et vocal auquel il refusait que soient associés les termes «oratorio» ou «cantate». Bruno Moysan examine la nature de la partition et les raisons sociologiques de ce choix littéraire. Son étude fertile explore la qualité du texte, les difficultés que présente la mise en musique, les qualités de la composition qui «évite toute forme de dramatisme rhétorique» et «la maîtrise, de la part d’Elgar, de la relation entre écriture contrapuntique, mobilité harmonique et orchestration», essentielle pour la mener à bien.
Szymanowski et Elgar: une alliance étrange. La lecture des deux parties nettement séparées s’avère tout à fait fructueuse.
Christine Labroche
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