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02/10/2010 Musique, art et religion dans l’entre-deux-guerres
Sylvain Caron et Michel Duchesneau (direction scientifique) – avec la collaboration de Marie-Hélène Benoît-Otis (direction scientifique) et les contributions de Cécile Auzolle, Jean Boivin, Radosveta Bruzaud, Sylvain Caron, Mario Coutu, Audrée Descheneaux, Michel Duschesneau, Nicole Dubreuil, Valérie Dufour, Dominique Escande, Robert Fallon, Jon-Tomas Godin, Anne-Marie Green, Delphine Gravel, Jacinthe Harbec, Steven Huebner, Barbara Kelly, Marie-Louise Langlais, Marie-Noëlle Lavoie, Pascal Lecroart, Marie-Thérèse Lefèbvre, Jacques Rhéaume, Martine Rhéaume, Gilles Routhier, Fabienne Stahl, Michel Steinmetz
Symétrie, Collection Perpetuum mobile – 512 pages, 60€
Les excellentes éditions Symétrie proposent un ouvrage collectif qui est le fruit de la dynamique née de réflexions confrontées ou partagées lors du colloque «Musique, art et religion dans l’entre-deux-guerres: la construction d’une culture en pays francophones» tenu en 2006 à Montréal. Présentée par les directeurs scientifiques, c’est une suite de vingt-six articles de l’un ou l’autre sinon deux de vingt-six contributeurs réunissant théologiens, sociologues, musicologues et historiens d’art. Chaque article hautement spécialisé examine un domaine très pointu sous un éclairage spécifique. Pris dans une perspective pluridisciplinaire, les articles convergent dans leur recherche de correspondances entre les catégories artistiques décloisonnées pour donner un tableau affiné et hautement développé de l’état de la religion et du sentiment religieux dans la période charnière tout à fait singulière de l’entre-deux-guerres. Le tableau s’établit à travers l’activité théologique, philosophique et politique de l’époque, et l’évolution de la liturgie, mais aussi à travers l’activité d’inspiration religieuse et spirituelle des écrivains, artistes, architectes et musiciens, à chaque fois sans oublier que le paysage artistique et musical ne s’y inscrit pas dans sa globalité. Pour mieux asseoir ce tableau synthétique, les contributeurs en situent les différents éléments dans un contexte historique pertinent en amont, jusqu’aux Lumières, et en aval. Malgré la présence de trois anglophones (en traduction), l’examen de l’espace religieux, des idées et des courants artistiques ne dépasse pas les limites de la francophonie franco-canadienne. Si le catholicisme sous autorité papale est par conséquent prédominant, le terme «religion» englobe le protestantisme et le judaïsme présents dans les deux pays et va jusqu’à la notion de spiritualité en dehors des cultes accentuée dans les années 1930 par le nouveau désir d’œcuménisme et l’éveil aux cultures extra-européennes aussi bien religieuses qu’artistiques et musicales.
Chaque article est autonome et le lecteur pourrait choisir de ne lire que ceux qui l’intéressent d’emblée. La perte serait grande. Les objectifs communs et leur complémentarité font que l’ensemble est plus grand que la somme de ses parties. Non seulement la lecture in extenso approfondit et élargit les dimensions de chaque intervention mais elle permet au dilettante comme au spécialiste d’acquérir une vision plus large, plus fine et plus solidement ancrée des sujets qui le passionnent, et de trouver de nouvelles perspectives tout à fait enrichissantes aux terrains moins connus, ce parce que les écrits pris dans leur ensemble laissent filtrer tout l’esprit d’une époque.
Les cinq parties se divisent en plusieurs thèmes qui mettent l’accent sur les raisons profondes du recul de la religion, la montée de l’individualisme et la désacralisation des arts en début de XXe siècle qui devaient aboutir dans l’entre-deux-guerres à une recherche de spiritualité, une des réponses des artistes et musiciens au malaise d’une époque confrontée à une trame sociale à la dérive et à l’essor de régimes totalitaires. L’Eglise, le sentiment religieux et les arts se rejoignent dans un souci de calme et d’ordre, et les regards se tournent vers le Moyen-Age et la Renaissance, inspirateurs d’une sublimation du chant grégorien et de divers courants néo. Ces courants sont une condamnation de la modernité mais à leur tour ils prennent des allures modernes. Sainte-Clotilde à Paris devient un des hauts lieux qui représentent à la fois la refonte de la liturgie et la modernité grâce à l’architecture des lieux et à la filiation Franck/Tournemire/Daniel-Lesur/Langlais. Certaines figures emblématiques favorisent la circulation de la pensée philosophique et des courants artistiques dans les pays francophones: Maritain et Garrigou-Lagrange, Péguy, Claudel, Ghéon et Cocteau, d’Indy, Maurice Denis, Caplet, Milhaud, Honegger, Poulenc et la pédagogue qu’était Nadia Boulanger. Les collaborations artistiques ouvrent de riches possibilités spirituelles encore insoupçonnées: Claudel écrit dans l’idée précise de musiques qu’il inspirera à Milhaud et à Honegger, Lifar se fait «choréauteur» dans l’espoir d’atteindre un «synchronisme parfait» par la grâce de Honegger. Leurs œuvres en témoignent. Maurice Denis fonde, suivant son idéal, les Ateliers de l’art sacré sur le modèle de la Schola cantorum de d’Indy qu’il avait écouté dès 1911, dans une grande «fraternité d’esprit», lors du choix des figures musicales qui devaient illustrer la coupole du théâtre des Champs-Elysées . Composant pour la ville comme pour l’église, vient enfin en point d’orgue Olivier Messiaen, musicien «né croyant», humaniste et, dans un sens, théologien, philosophe et poète, qui devient dans les années 1930 la synthèse sinon l’emblème de l’esprit de cette période de l’entre-deux-guerres.
La valeur de l’ouvrage tient à la densité des textes pourtant si clairs et à l’extrême méticulosité et la rigueur absolue des approches en terrain encore en partie inexploré. Chaque raisonnement, chaque analyse se présente sous un angle d’attaque révélateur et s’accompagne de détails jusqu’à l’infime qui étayent les démonstrations les plus audacieuses. L’étude approfondie de certaines relations, de certaines écoles de pensée ou de certaines œuvres et de leur impact culturel et populaire place le lecteur dans une situation privilégiée, ce d’autant plus qu’il profite en même temps de l’essence des lectures exhaustives des contributeurs, lectures qui comprennent jusqu’à une correspondance d’ordre privé entre les acteurs de cette période, en partie encore inédite. C’est ainsi, par exemple, que la célèbre petite phrase de Messiaen – «Je suis né croyant» – prend un tout autre relief en de tout autres dimensions.
Le livre s’accompagne de trois index dont l’existence même est révélatrice de l’intérêt et la qualité de l’ouvrage : index des personnes, index des œuvres (musicales, d’arts visuels, religieuses, philosophiques et littéraires), index des lieux et des institutions. Le cahier central présente quelques œuvres de Denis, de Rouault et du Quattrocento en relation avec le texte.
Le sérieux du travail et de l’édition, la quantité d’informations recueillies, la minutie des recherches menées à bien, les découvertes faites et la qualité permanente de la pensée forcent l’admiration et ne peuvent manquer de satisfaire aux exigences du lecteur, fût-il des plus érudits.
Christine Labroche
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