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Le Festival international de Bogotá (1)
05/04/2019




Bogotá éclate en cinquante-et-un concerts


Il y a deux ans, on rendait compte du festival de musique de Bogotá, célébré tous les deux ans depuis 2013, avec un thème monographique pour chaque édition. Si l’année 2017 était dédiée à la musique romantique russe, 2019 (du 17 au 20 avril) a été centrée sur la musique de Schubert, des Schumann et de Brahms. L’importance sociale du festival va au-delà des concerts en eux-mêmes. Les cinquante-et-un concerts ont résonné partout dans la formidable ville de Bogotá, y compris dans des quartiers où on n’entend jamais de musique dite «classique». Je l’avais expliqué dans mon article d’il y a deux ans et je n’y reviendrai donc pas: il est évident que cette dimension sociale confère au festival dirigé par Ramiro Osorio et Yalilé Cardona un intérêt tout à fait autre, plus large, plus généreux. En revanche, on n’insistera pas assez sur le fait que c’est une façon de redistribuer les revenus dans un pays où l’injustice a récemment a été trop voyante.


Il nous a fallu sélectionner parmi les cinquante-et-un concerts. On a choisi cette fois-ci de s’enfermer (littéralement) dans le Teatro Mayor Julio Mario Santo Domingo, un ensemble formidable: deux salles, symphonique et de chambre; une bibliothèque; des salles pédagogiques; des boutiques de musique, d’audiovisuel et de livres; des conférences, des leçons explicatives... On a choisi la musique vocale et instrumentale, avec la musique symphonique. La musique vocale est la base de ces quatre compositeurs. On a renoncé, hélas, à la musique de chambre. Mais avec quatorze concerts en quatre jours, on ne pourra pas nous accuser de négligence.


Comme dans les éditions antérieures, plusieurs pays, au travers de leurs artistes, ont apporté une contribution significative. Assurément, pour un tel répertoire, il fallait une présence nombreuse notamment de l’Europe centrale germanophone. Mais cette partie de l’Europe n’a pas de droit d’exclusivité sur les œuvres aujourd’hui universelles de Franz Schubert, Clara Wieck, Robert Schumann et Johannes Brahms, de même que la Russie n’était pas seule il y a deux ans, lorsque Bogotá était devenue la Russie romantique. On ne peut pas faire une liste des artistes et des pays du monde entier qui sont venus à Bogota pour chanter, jouer, diriger l’œuvre de ces représentants d’un siècle européen et de langue allemande, de 1797, naissance de Schubert, jusqu’à 1897, mort de Brahms.


Un concert très original


Un des récitals les plus originaux du festival fut celui de quatre belles voix au service d’un répertoire méconnu. C’est vrai que, aujourd’hui, rien n’est pas tout à fait inconnu, car il suffit d’une petite excursion entre l’écran et le clavier. Mais des œuvres comme Les Liebesliederwalzer de Brahms ou le trio comique de Schubert Der Hochzeitsbraten (Le Rôti des noces, une sorte d’opéra bouffe en miniature pour trois voix et piano) ne sont pas habituelles dans les salles de concert – hormis en Allemagne ou en Autriche, à la rigueur. On ne pouvait certes pas se trouver dans les deux salles en même temps, on l’a dit. On a raté la série de lieder de Schumann pour deux voix, mais la première partie finissait avec Le Rôti, et c’était un rôti exquis avec la voix douce et hardie d’Elena Copons, soprano catalane au répertoire de liedersängerin, allemand plus généralement, la voix flexible d’un interprète apte, semble-t-il, à tous les rôles, comme le ténor Christoph Prégardien, et la voix robuste du baryton autrichien Günter Haumer. Iris Vermillion, mozartienne et straussienne réputée, est une spécialiste du répertoire en question. Elle chantait avec ses trois camarades les Liebesliederwalzer, qui refermaient une soirée – certes, de 14 heures à 15 heures 30 le vendredi 19 – tout à fait différente de ce qu’on voit et on entend d’habitude. Et il faut signaler quelque chose d’important: Robert Vignoles était présent, comme accompagnateur, comme pianiste à tout faire, comme paysage sonore dont les solistes vocaux ont besoin pour développer leurs rôles, la vie simulée de leurs chants. Vignoles était omniprésent, et toujours inspiré et véridique. On reviendra sur Vignoles et ces voix. Il faut certes observer aussi que dans les Liebesliederwalzer, Vignoles n’était pas seul: pour l’accompagnement à quatre mains, il était très bien secondé par le pianiste colombien Francis Díaz.


Les cycles


Le Voyage d’hiver (la veille, jeudi 18). Günter Haumer s’est mis dans la peau de cet amoureux voyageur (la grande tradition germanique de recueils de lieder formant une biographie, un voyage, ou les deux en même temps). Haumer a affronté la redoutable tradition de ce cycle avec ses propres armes: une belle voix, claire, différente des voix sombres de la tradition qu’on connaît en raison de l’insistance que nous mettons nous-mêmes à imposer les mêmes enregistrements, discographiques ou autres. Haumer s’éloigne de ces côtés sombres, qui ne sont pas son royaume, et développe le personnage itinérant, Wanderer, à sa façon, avec une noblesse de style, une clarté d’émission renforcées par sa présence tout à fait romantique, en style comme en habit. Mais, en outre, il conte avec le concours de Roger Vignoles, grand maître de ce cycle chéri des voix courageuses, épreuve importante pour l’accompagnateur, une spécialité des grands pianistes (dans l’histoire, des noms comme ceux de Furtwängler, chef d’orchestre, et d’Aribert Reimann, compositeur, en témoignent). Le Voyage d’hiver de Haumer et Vignoles restera dans les mémoires.



R. Vignoles, C. Prégardien (© Juan Diego Castillo)


Encore Vignoles, la veille (mercredi 17). Le concert inaugural était donné par l’Orchestre philharmonique de Bogotá dirigé par Eckart Preu, avec Lise de la Salle en soliste. On en reparlera, bien sûr. Mais le premier concert, deux heures et demie plutôt, se tenait dans la salle de chambre (Teatro Estudio) : deux cycles vocaux de Schumann, Les Amours du poète et le Liederkreis opus 39, bien connus, souvent entendus et interprétés. Christoph Prégardien a opté pour deux cycles au sens propre, avec leur caractère monographique, leurs détails biographiques suggérés, pour lesquels il faut du sens dramatique, de l’introspection, tout en développant un personnage, une vie. Ce premier récital a été d’une hauteur artistique au-delà d’un simple «apéritif» pour le début du festival. Le ténor allemand a chanté/récité les deux cycles d’une façon exquise, ici vraiment éloigné et étranger à la tradition des voix plus sombres, loin de Fischer-Dieskau, Prey ou Goerne: par sa tessiture, bien sûr, mais surtout par la conception, l’idée, la façon de développer le drame, la biographie. On serait tenté de dire que cela sonnait un peu français, plus qu’allemand, mais il ne faut quand même pas exagérer. Le Britannique Roger Vignoles commençait ainsi son infatigable parcours dans ce festival dont il a été, sans conteste, l’une des étoiles.


Un très beau concert vocal (et théâtral) mais aussi l’un des plus originaux: les lettres et les mélodies de Clara et Robert Schumann (samedi 20, le dernier jour). Iris Vermillion et, bien sûr, Roger Vignoles ont déployé leur art vocal et dramatique dans un concert de petit format, une autre biographie en forme de cycle de Lieder, L’Amour et la Vie d’une femme. Ce cycle était le début d’un programme associant voix et comédiens. Les comédiens, Cornelia Horak et Christoph Wagner-Trenkwitz, récitaient les lettres des amoureux, au moment de leurs fiançailles et plus tard dans leur vie. Iris Vermillion venait s’intercaler, et le récital consistait ainsi en une succession de théâtre dramatique et de théâtre chanté. Dehors, dans les grands couloirs à côté des portes extérieures – il n’y a guère de risques de claustrophobie au Teatro Mayor – de jeunes médiateurs expliquaient à des spectateurs le sens de la vie, l’art et l’amour de Clara et Robert.


Pour conclure ce premier article, il convient de mentionner l’autre grand cycle schubertien, La Belle Meunière, chanté par José Antonio López (vendredi 19), spécialiste de l’art difficile du lied et de la mélodie (il est aussi féru de la période baroque). Ce nouvel «amoureux itinérant» a bénéficié d’une belle interprétation de la part de ce baryton espagnol, sensible, souple, riche de suggestions expressives avec sa voix claire, elle aussi éloignée de la tradition «sombre» (une tradition pas si sombre que cela, mais il faut marquer la différence, et nous n’avons pas trouvé de mot plus juste). López était superbement accompagné par Christopher Hinterhuber. Il sera de nouveau question d’eux dans un second article.


On espère que le lecteur voudra bien excuser cette chronologie capricieuse. Elle est délibérée, et pas si capricieuse que cela...


Santiago Martín Bermúdez

 

 

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