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L’obstination du majordome
06/28/2016




Ariane à Naxos, de Richard Strauss, vous connaissez certainement… Deux groupes d’artistes d’une culture pour le moins différente doivent se produire au cours d’une même soirée mondaine. Déjà agaçante au départ, la cohabitation devient carrément insupportable quand le maître de maison exige que les deux troupes paraissent non plus l’une après l’autre mais en même temps. Dans Ariane, le commanditaire de ce carambolage ne se fait représenter en scène que par son seul majordome, lui-même si prosaïquement borné que Strauss lui garde la sécheresse cassante d’un simple comédien, que l’on n’autorise même pas à chanter. Sous couvert de querelles amusantes va se jouer en fait là un vrai drame humain, et si la conclusion de l’opéra reste optimiste, c’est seulement parce qu’il faut bien continuer à exister, vivre, aimer... quitte à écorner ses idéaux.


Dans le sud-ouest de l’Allemagne, les musiciens de l’Orchestre du SWR de Baden-Baden et Fribourg et ceux de l’Orchestre du SWR de Stuttgart se retrouvent dans la même situation. Leurs formations ont bâti séparément une culture musicale divergente; or, dans trois mois on va exiger qu’elles jouent non plus séparément mais en même temps! «Mais que surtout personne ne s’inquiète: il n’y aura pas de licenciement et tout le monde restera payé avec munificence! Et nous avons la flatteuse opinion que vous connaissez votre métier suffisamment bien pour nous effectuer ces quelques aménagements en deux temps trois mouvements...». La fiction imaginée par Hofmannsthal était d’une subtile malice qui nous fait encore rire aujourd’hui. Mais ici tout est réel, y compris le(s) commanditaire(s) et même le majordome, rôle tenu par un certain Monsieur Peter Boudgoust, porte-parole non moins caricatural que celui de la pièce. Et on ne rit vraiment pas du tout.


Qui est Peter Boudgoust? Un juriste de formation, que l’on a nommé là pour continuer à gérer un problème en fait très ancien: la coexistence de deux radios trop rapprochées. Les régions voisines du pays de Bade et du Wurtemberg ont consolidé leurs vieux antagonismes après la Seconde Guerre mondiale, période où la première a été placée sous le contrôle des forces militaires françaises alors que la seconde a échu aux troupes américaines. Occupation classique d’après-conflit, mais aussi mise en route de chantiers institutionnels ambitieux, dans l’espoir de cimenter l’identité culturelle d’une Allemagne radicalement nouvelle. Ainsi sont nés deux émetteurs, l’un à Stuttgart, l’autre à Baden-Baden, et aussi les deux orchestres qui allaient avec. Des vecteurs de culture que l’on a souhaités dès le départ indépendants des pouvoirs politiques: un gage de stabilité dans une Allemagne fédérale sciemment divisée.


Après le départ des forces d’occupation et la fusion des deux radios, devenue effective en 1998, restait le problème du luxe relatif que constituait pour un seul émetteur l’entretien de deux orchestres de format moyen (moins de cent musiciens chacun), basés l’un à Fribourg-en-Brisgau et l’autre à Stuttgart. Se débarrasser de l’un des deux ou fusionner les deux? Une vieille interrogation qui s’est évidemment ravivée en temps de crise. Les politiques locaux ont beaucoup réfléchi et se sont prononcés catégoriquement pour le maintien des deux orchestres, avis malheureusement purement consultatif, puisque le conseil d’administration de la radio en a décidé autrement, souverainement, en vertu de la seule réelle mission qui lui ait été confiée: économiser 15% sur le budget annuel total de l’émetteur d’ici 2020. Simplement, pour les orchestres, en l’occurrence, on a visé plutôt 25%, le but étant de «gratter» à terme 5 millions d’euros sur le budget global d’environ 20 millions consommé annuellement pour entretenir les deux formations.


L’Orchestre du SWR Stuttgart s’est un peu endormi sous des baguettes parfois routinières (ou insolites: Roger Norrington et sa phobie du vibrato), en continuant toutefois à assurer des prestations d’un remarquable niveau. Qu’on ne voie du reste dans ce propos, ni dans la comparaison avec l’Ariane liminaire, aucune condescendance: l’Orchestre du SWR Stuttgart est aussi un orchestre doté d’une véritable personnalité, mais classique. Dans les studios de Baden-Baden puis dans la toute nouvelle salle du Konzerthaus de Fribourg, l’Orchestre du SWR de Baden-Baden et Fribourg est devenu quant à lui une phalange très particulière, assemblage de musiciens de haut lignage qui ont appris à briller partout, autant dans l’infrasonore d’un Lachenmann que dans la dissection au scalpel d’une symphonie de Beethoven sous la baguette ultra précise d’un Michael Gielen. Or que restera-t-il très bientôt de ce prodigieux travail, une fois qu’on aura noyé une formation dans l’autre?


Curieusement, cette décision a été prise alors que les chefs en titre des deux formations étaient français: François-Xavier Roth à Fribourg, Stéphane Denève à Stuttgart. Et ni l’un ni l’autre n’ont pu s’élever suffisamment fort contre ce projet aberrant. Ni d’ailleurs le public de Fribourg, autre grand perdant dans l’affaire, malgré ses comités de soutien particulièrement actifs. Ni même deux impressionnants collectifs de pétitionnaires, chefs et musiciens prestigieux (parmi beaucoup d’autres: George Benjamin, Herbert Blomstedt, Pierre Boulez, Friedrich Cerha, Sir Peter Maxwell Davies, Christoph von Dohnányi, Michael Gielen, Nikolaus Harnoncourt, Heinz Holliger, Neeme Järvi, Marek Janowski, Ingo Metzmacher, Kent Nagano, Yannick Nézet-Séguin, Krzysztof Penderecki, Leif Segerstam, Michael Tilson Thomas, Hans Zender, David Zinman...). Ich muss augenblicklich den Grafen sprechen!, rappelez-vous la pièce!


Et Monsieur Peter Boudgoust de répondre froidement à cet aréopage que signer n’était pas payer, et qu’en l’occurrence, en ces temps de disette mieux valait se résigner finalement à n’entretenir qu’un seul orchestre, plutôt que pas d’orchestre du tout. Réalisme ou cynisme? «En quoi puis-je vous être utile? Je dois toutefois vous rappeler que je suis pressé!». Hofmannsthal toujours!



P. Boudgoust (© Monika Maier)


Où est né ce projet de fusion? Curieusement dans le rapport d’un cabinet d’audit (!) qui avait envisagé les deux orchestres existants selon des critères bizarres: effectif pas assez nombreux dans chaque cas, masse critique de musiciens insuffisante pour deux phalanges dont aucune ne serait présente, de ce seul fait (sic) dans le top twenty des orchestres mondiaux. Solution préconisée: refondre tout cela pour obtenir une masse plus grosse et compétitive. Des recommandations jugées à l’époque tellement stupides que personne n’y avait vraiment cru. Sauf, devinez qui? Et, quand ce projet insensé a commencé à prendre réellement forme, toutes les sollicitations de personnalités politiques allemandes de premier plan, de M. Kretschmann, ministre-président de la région Bade-Wurtemberg («un écologiste, ce qui est a priori plutôt sympathique, mais aussi quelqu’un de complètement indifférent à ces problèmes de "musique élitaire"», pour reprendre ici des propos privés que nous a tenus Michael Gielen, lequel nous pardonnera certainement cette indiscrétion), à la chancelière Angela Merkel (pourtant elle-même, mélomane plus que déclarée), voire au président du Bundestag, ouvertement scandalisé, n’ont servi à rien. «Adressez-vous à Monsieur Boudgoust, nous ne pouvons (voulons) malheureusement rien faire!».


Aux reproches de plus en plus haineux de ceux qui n’hésitent pas à le traiter d’ilote, Peter Boudgoust finira par répondre, par voie de presse, le 29 mars 2012: «Je n’aime pas que le football! Moi aussi j’aime aller au concert. Et même, j’adore la Cinquième Symphonie de Chostakovitch...» Un choix particulièrement malheureux, quand on sait le contexte historique de cette œuvre, mais qui situe bien le niveau réel du débat. Affligeante aussi, l’obstination du personnage à écarter d’un revers de main toute proposition alternative (sponsoring, privatisation partielle, fondation faisant intervenir de nouveaux investisseurs institutionnels) parce qu’à chaque fois pourraient manquer quelques rallonges au budget ou que de tels montages, pourtant parfaitement réalisables, poseraient trop de «problèmes juridiques». Quant au courage des musiciens eux-mêmes et de leur représentants, muselés par une véritable omerta interne, sommés de choisir entre licenciements secs et sécurité de l’emploi, on comprend qu’il se soit révélé assez limité.


Que va-t-il se passer à partir de septembre 2016, passée la première apparition de ce nouvel orchestre sans racines communes, le «SWR Symphonieorchester», concert annoncé sous la direction de Peter Eötvös (l’un des pétitionnaires initiaux les plus véhéments, qui n’a pas hésité, sinon à changer de camp, du moins à se résigner). En fait personne ne le sait vraiment. La Liederhalle locale est étriquée voire impossible à agrandir pour des questions de préservation de patrimoine architectural, et il est même à craindre que les coûts d’aménagement voire de va-et-vient de l’orchestre entre divers lieux de répétition précaires viennent finalement annuler les économies espérées. Quant à l’effectif, énorme (190 musiciens), on va attendre que les départs en retraite viennent le réduire à petit feu jusqu’aux 119 postes finalement prévus, ce qui verrouille de fait toute possibilité d’amélioration par de nouveaux recrutements. Une pétaudière aussi pour attribuer les postes de chef de pupitre (seraient déjà prévus quatre super-solistes pour chaque pupitre de vents, et quatre Konzertmeister, tous en situation de sous-emploi manifeste). On notera aussi que pour l’instant aucun candidat directeur musical n’est en vue, faute de réel empressement pour aller s’embarquer dans cette galère. En revanche l’annonce de la première saison révèle déjà quelques noms parfois surprenants (voir la liste complète des pétitionnaires citée plus haut) : Christoph Eschenbach, Ingo Metzmacher, David Zinman, Philippe Herreweghe... Est-il encore bien temps d’évoquer le seul et fragile espoir de ceux qui espèrent ne pas voir l’Orchestre de Baden-Baden et Fribourg définitivement englouti et perdu dans l’aventure: que le ridicule de la situation finisse par imposer au moins des délais supplémentaires, histoire de gagner du temps, voire de tout remettre en question. Mais c’est oublier qu’il y a des décideurs que le ridicule ne tue jamais...


Quel sillage de désolation laisseront dans l’histoire ceux qui ont dynamité les Bouddhas de Bâmiyân ou les temples de Palmyre, au moins pour tous ceux qui sont sensibles au sort de ces vieilles pierres? A présent, Monsieur Peter Boudgoust et ses employeurs peuvent en tout cas, revendiquer eux aussi leur haut potentiel de vandalisme. Et apparemment en toute impunité, puisque Peter Boudgoust... a été élu entre temps président de la chaîne culturelle Arte, ce qui ne laisse pas d’ailleurs d’inquiéter...


En attendant, il ne nous reste que quelques jours pour écouter une formation qui effectivement n’est peut-être pas à classer dans le top ten des orchestres mondiaux, mais tout simplement parce qu’elle est inclassable, comparable à rien d’autre. Une phalange dotée des mêmes réflexes instantanés que l’Ensemble intercontemporain ou l’Ensemble Modern de Francfort, mais à une échelle véritablement symphonique, et qui peut tout jouer avec la même acuité. Il suffit de l’écouter quelques minutes en concert pour s’en trouver immédiatement convaincu. Citons une lettre ouverte écrite en son temps par Pierre Boulez: «Cet orchestre est depuis plus de 60 ans garant d’une culture musicale réellement exceptionnelle, au plus haut niveau technique et musical. Il me semble donc inconcevable que la vie musicale allemande et internationale soit privée d’un partenaire aussi vital et excellent, avec un profil unique. Je pense que cet orchestre est tout simplement irremplaçable, et sa perte ne pourra pas être réparée.»


L’épilogue de cette farce sinistre va-t-il s’en tenir au concert d’adieux irrémédiablement prévu au Konzerthaus de Fribourg le dimanche 17 juillet 2016, et déjà sold-out? La manifestation est annoncée «en XL-Format»: quatre heures de concert avec deux entractes, avec aussi une retransmission sur écran géant à l’extérieur de la salle. Le majordome de la pièce s’y montrera-t-il? En tout cas, ConcertoNet y sera!


Laurent Barthel

 

 

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