About us / Contact

The Classical Music Network

Editorials

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Nikolaus Harnoncourt, l’avant et l’après
03/13/2016

Le legs discographique de Nikolaus Harnoncourt



N. Harnoncourt (© Marco Borggreve)


Il est des périodes, comme ça, où tout semble s’écrouler... Et, dans le monde musical, comment ne pas éprouver ce sentiment où, deux mois tout juste après la disparition de Pierre Boulez (voir ici), c’est au tour de Nikolaus Harnoncourt de nous quitter, laissant lui aussi une place incroyablement vide au cœur de la musique classique.


Pourtant, qui aurait pu penser que le jeune Nikolaus, né le jour de la Saint Nicolas le 6 décembre 1929 à Berlin, embrasserait une carrière de musicien? Issu d’une famille de la haute noblesse (sa mère était la petite-fille de l’archiduc Jean d’Autriche), Johann Nikolaus, comte de La Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt, aurait plutôt pu marcher dans les pas de son père, ingénieur de profession. Or, en 1931, alors que la famille (Nikolaus, ses parents et ses deux frères, René et Philipp, issus d’un premier mariage paternel) quitte Berlin pour Graz où elle s’installe dans un appartement au cœur du Palais Meran afin de permettre au père de travailler, les envies du jeune enfant sont tout autres: il veut devenir marionnettiste. Adolescent, il sculpte ainsi des marionnettes, coud des costumes, fabrique des décors pour retracer l’histoire de Faust, avouant avoir confectionné lui-même une vingtaine de marionnettes au début de l’année 1947; mais l’investissement est important pour des recettes trop modiques et il comprend vite que cette voie ne peut guère avoir d’avenir florissant.


Or, déjà sensible à la musique grâce à un père pianiste et une mère chanteuse, tous deux amateurs, après avoir tâté sans succès du piano, il prend à partir de 1944 ses premières leçons de violoncelle avec Hans Georg Kortschak (1910-1998) qui devait devenir violoncelle solo de l’Opéra de Graz et de l’Orchestre philharmonique de la même ville au lendemain de la guerre. Pour fuir les bombardements de plus en plus fréquents sur Graz, la famille Harnoncourt déménage en 1945 dans la région du Salzkammergut, où Nikolaus continue d’étudier le violoncelle, cette fois-ci avec Paul Grümmer (1879-1965), violoncelliste du célèbre Quatuor Busch qui, outre ses activités de pédagogue, avait écrit une méthode pour la viole de gambe en 1928 et travaillé avec la claveciniste Wanda Landowska: peut-être commença-t-il à cultiver son goût pour la musique ancienne à cette époque... C’est d’ailleurs à ce moment, en 1947 semble-t-il, que, malade, il écoute la radio et entend l’Allegretto de la Septième Symphonie de Beethoven dirigé par Furtwängler, choc absolu qui décide de sa vocation de devenir musicien. Il entre en 1948 à la Wiener Musikhochschule, où il continue d’étudier le violoncelle avec Emanuel Brabec (1909-1998), soliste du Philharmonique de Vienne. Deux mois, plus tard, il rencontre quelques jeunes musiciens, Eduard Melkus, Alfred Altenburger et Alice Hoffelner, cette dernière jeune violoniste qu’il remarqua en raison de son rire éclatant confia-t-il plus tard, qu’il réunit chaque mercredi après-midi afin d’étudier les répertoires anciens. Tous les quatre fondent le Wiener Gambenquartett en 1949 et jouent «tout ce que nous trouvions à l’Académie, depuis l’école de Notre-Dame jusqu’à Hindemith» (entretien avec Ivan A. Alexandre, Diapason, juin 2013). C’est dans ce cadre qu’Harnoncourt et les siens travaillent L’Art de la fugue de Bach, d’abord au violoncelle puis très vite sur des violes de gambe, œuvre qu’ils jouent en tournée (Vienne, Graz, Salzbourg...) avec un certain succès. Epoque bénie donc, puisque c’est en 1950 qu’il rencontre dans les couloirs de l’Académie celui qui, à bien des égards devait devenir son alter ego, Gustav Leonhardt. En cette même année, Harnoncourt, à la viole de gambe, participe à l’enregistrement des Concertos brandebourgeois sous la direction de Josef Mertin, qui dirigeait à cette occasion le Chamber Orchestra of the Vienna Konzerthaus Society, émanation des Wiener Symphoniker; on y croise aussi les noms du claveciniste Gustav Leonhardt et du violoniste Eduard Melkus (les disques, initialement parus chez Supraphon ont, en 2012, été réédités chez Fra Bernardo). En 1952, nouveau hasard des rencontres, Harnoncourt est recruté comme violoncelliste au sein de l’Orchestre symphonique de Vienne par un certain Herbert von Karajan, phalange où il reste jusqu’en 1969. Dans un entretien accordé à Norman Lebrecht le 19 novembre 2000, Harnoncourt se souvenait avoir joué le premier mouvement du Concerto de Dvorák avec Alice au piano, le chef autrichien ayant alors déclaré qu’il le prenait immédiatement, estimant qu’il serait un excellent musicien juste en voyant sa manière de s’asseoir! Son nouvel engagement lui permit d’être ainsi dirigé par tous les grands chefs de l’époque, de Karajan donc à Böhm en passant par Sawallisch, Schuricht et Erich Kleiber («sûrement le plus grand chef sous lequel j’ai joué aux Symphoniker» confiait-il à Ivan A. Alexandre)! Occasion d’apprendre certes, mais surtout de rejeter un style qui ne lui convenait pas.


Harnoncourt continue donc de réunir quelques proches pour jouer avec lui le répertoire ancien, qui plus est sur instruments d’époque, avec une constante recherche sur le bon phrasé, la meilleure articulation, les bons instruments aussi, et c’est à cette époque qu’ils choisirent à l’unanimité, sur les conseils d’un ami qui les avait souvent vus jouer une pièce de Fux, Concentus Musico Instrumentalis, de donner le nom de Concentus Musicus à leur ensemble: c’était en 1953, année du mariage entre Nikolaus et Alice Hoffelner, tous deux étant fiancés depuis 1951. Les musiciens du tout jeune Concentus furent alors requis par Paul Hindemith pour jouer L’Orfeo de Monteverdi dans la partition originelle de 1609 sous sa direction mais la collaboration ne fonctionna guère; ce qui n’empêche pas Harnoncourt d’être peu après recommandé par ses pairs des Wiener Symphoniker pour donner des indications stylistiques au compositeur et chef d’orchestre Ernest Krenek, qui était venu diriger l’orchestre dans les Brandebourgeois, débuts de sa reconnaissance dans le répertoire baroque. C’est également à cette époque qu’Harnoncourt participe aux enregistrements des Brandebourgeois de nouveau, mais cette fois-ci en tant que gambiste sous la direction de Jascha Horenstein, alors à la tête du Chamber Orchestra of the Vienna Konzerthaus Society, premier enregistrement de cette œuvre-phare sur instruments d’époque, en attendant une nouvelle et très convaincante gravure, en 1957, sous la baguette de Felix Prohaska avec le même ensemble. Puis, comme violoncelliste, Harnoncourt participe à l’enregistrement des Cantates BWV 170 et BWV 54 et de l’«Agnus Dei» tiré de la Messe en si de Bach, captés à la Franziskanerkirche de Vienne au mois de mai 1954 avec le Leonhardt Barock Ensemble et le contre-ténor Alfred Deller: aux dires de Gustav Leonhardt lui-même et le disque en témoigne (la voix est incroyable mais la justesse et le jeu des instrumentistes plus que perfectibles), «Deller était superbe, nous étions atroces»... Il participe également avec son ensemble Gambenquartett au disque resté fameux «Elizabethan and Jacobean music um 1600», de nouveau avec Deller et Leonhardt, rejoints pour l’occasion par le luthiste Desmond Dupré, ressuscitant pour l’occasion des mélodies de John Dowland, Robert Johnson ou Thomas Morley. Un an plus tard, au début de l’année 1955, il troque le violoncelle pour la viole de gambe pour accompagner Lars Fryden au violon et Gustav Leonhardt au clavecin dans deux Pièces de clavecin en concert de Rameau (éditées chez Vanguard) avant d’enregistrer L’Offrande musicale au début du mois de juin. L’année 1957 marque les débuts du Concentus Musicus en public avec un concert donné au mois de mai pour la réouverture du Palais Schwarzenberg de Vienne: succès immédiat qui permet à Harnoncourt de recruter de nouveaux instrumentistes et de poursuivre ses enregistrements.


Les années 1960 marquent un véritable tournant dans la vie musicale de Nikolaus Harnoncourt. Car, sachant désormais pouvoir compter sur un ensemble d’instrumentistes tout aussi chevronnés et avides de découvertes musicales que lui, il multiplie les concerts (en décembre 1960, première tournée internationale à Rome et débuts au Konzerthaus de Vienne en 1962) et les enregistrements, entraînant avec lui les mélomanes dans de véritables terrae incognitae. L’année 1961 voit ainsi paraître un disque consacré à la «Musique à la cour de Maximilien Ier», puis un volume plus varié consacré à la «Musique instrumentale autour de 1600 en France, Angleterre, Italie et Allemagne» – qui, à cette époque et même encore aujourd’hui, jouait Eustache du Caurroy, John Cooper, Elway Bevin, Isaac Posch ou Tiburtio Massalano? 1963, c’est la parution de l’intégrale des Fantaisies pour 3 à 7 violes de Purcell, du récital consacré à la musique sous Léopold Ier (Biber, Fux, Legrenzi, Schmelzer...) ainsi que d’un magnifique disque consacré à la «Musique à la Cour de Mannheim» édité, comme bien d’autres, chez Telefunken, plus connu par la suite sous le nom de Teldec. Et, surtout, en 1964, Harnoncourt enregistre à son tour et sous sa propre autorité les six Concertos brandebourgeois, coup de tonnerre dans le monde musical mais qui, aujourd’hui, avouons-le, a pris un petit coup de vieux. Réécoutons l’ensemble: le premier mouvement du Cinquième est bien alangui, le Menuetto du Premier est d’une lourdeur excessive, l’Allegro introductif du Deuxième s’avère compassé (Walter Holy jouant pour l’occasion la redoutable «Reiche trumpet», instrument circulaire popularisé par un fameux portrait du trompettiste Gottfried Reiche) mais effectivement, on entendait pour la première fois des timbres nouveaux (les deux flûtes à bec dans le Quatrième, aériennes à souhait), une articulation et un phrasé inattendus (même si le vibrato conserve son importance, comme en témoigne par exemple le deuxième mouvement du Troisième), une fraîcheur qu’on n’avait pas connue jusqu’alors (le premier mouvement du Troisième!), une légèreté évidente dans les effectifs (la vélocité du premier violon tenu par l’immuable Alice Harnoncourt ou les cors dans l’Allegro concluant le Premier). Même si cette version a sans doute perdu un peu de sa superbe aujourd’hui face à une concurrence encore plus enthousiasmante, nul doute que la «révolution Harnoncourt» a trouvé dans cet enregistrement son meilleur étendard. Plus jamais la musique baroque ne pouvait être interprétée de la même manière.


Tout en poursuivant ses recherches musicales, comme en attestent plusieurs disques (un consacré à divers compositeurs anglais du XVIIe siècle comme Locke, Campion, Lupo ou Ward, un autre faisant ressurgir les compositeurs de la Cour de Marie-Thérèse, plusieurs autres consacrés à Telemann, notamment à sa Tafelmusik mais aussi ses Quatuors parisiens ou même son oratorio Le Jour du Jugement dernier, enregistré au Bayerischer Hof de Vienne en mars 1966, époque où il enregistre également concertos et suites pour flûte à bec avec un certain Frans Brüggen), Nikolaus Harnoncourt continue dans le même temps de découvrir l’œuvre de Bach dont il enregistre une Passion pour la première fois: ce fut la Saint Jean, gravée sous les ors du Palais Schwarzenberg du 6 au 24 avril et du 3 au 5 juillet 1965 avec le concours entre autres de Leonhardt au clavecin et de Hans Gillesberger comme chef de chœur. Puis il enchaîne partitions orchestrales (des concertos, notamment pour violon avec Alice en soliste, et les Suites) et chorales avec en mai 1967 les deux célèbres Cantates BWV 211 «Du café» et BWV 212 «Des paysans») et, un an plus tard, la Messe en si avec une partie des chanteurs qui le suivront dans l’intégrale des Cantates (la soprano Rotraud Hausmann, le ténor Kurt Equiluz ou la basse Max van Egmond). En 1969, Harnoncourt quitte définitivement les Wiener Symphoniker, développant sa carrière de chef d’orchestre y compris dans le domaine de l’opéra puisque, après avoir enregistré Les Vêpres de la Vierge en 1967, le voici qui grave L’Orfeo de Monteverdi, compositeur auquel son nom fut durablement associé en raison des futures productions zurichoises données en collaboration avec le metteur en scène Jean-Pierre Ponnelle. Et, évidemment, le mois de décembre 1970 marque le début d’une des plus formidables aventures qu’ait jamais connues le disque classique; car, qui pouvait penser que l’enregistrement de la Cantate BWV 1 «Wie schön leuchtet der Morgenstern», effectué au Casino Zögernitz de Vienne, irait jusqu’au bout du projet de graver l’intégralité des Cantates de Bach? Et pourtant, quarante-cinq volumes et près de vingt ans plus tard, épaulé par Gustav Leonhardt une fois encore, ayant bénéficié de petites mains promises à un brillant avenir comme Philippe Herreweghe, Nikolaus Harnoncourt a réussi ce que personne ne pouvait même imaginer. Alors, là aussi, admettons que certaines voix sont peu agréables à l’oreille, que les chœurs d’enfants notamment souffrent parfois d’une raideur que l’on ne pourrait accepter aujourd’hui, que l’orchestre même n’est pas toujours du meilleur niveau et, en plus d’une occasion, que Harnoncourt doit s’incliner devant tel ou tel interprète. Il n’empêche qu’une telle entreprise reste à la fois marquée par le sceau de l’audace – y compris de Teldec qui a tenu la distance! – et d’une volonté de dépoussiérer un répertoire qui était au surplus fort mal connu puisque sur la totalité des Cantates de Bach, seules quelques-unes étaient données en concert.


La notoriété d’Harnoncourt ne cesse de croître. Alors qu’il fait ses débuts comme chef d’opéra en dirigeant en 1971, dans le cadre des Wiener Festwochen et ce depuis la viole, Il ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi, il dirige de nouveau l’œuvre à la Piccolo Scala de Milan un an plus tard, abandonnant peu à peu son instrument de prédilection: «Lorsque j’ai donné mon premier opéra, Le Retour d’Ulysse de Monteverdi, en 1971, je dirigeais effectivement les musiciens et les chanteurs depuis ma viole. Pour les Monteverdi de Zurich, quelque temps plus tard, j’ai enfin compris qu’il était plus facile de diriger sans avoir à assurer en plus le continuo. J’étais devenu un ‘‘vrai’’ chef sans doute!» (entretien avec Bertrand Dermoncourt, Classica-Répertoire, juin 2004). Nommé professeur au Mozarteum de Salzbourg en 1973, il fait ses débuts à la tête du Concertgebouw d’Amsterdam, dirigeant le prestigieux orchestre dans la Passion selon saint Jean le 21 mars 1975, puis dans la Passion selon saint Matthieu deux jours plus tard, inaugurant ainsi une collaboration fructueuse de presque 280 concerts. C’est à cette époque qu’il commence vraiment à enregistrer un autre grand compositeur auquel son nom reste durablement associé, Georg Friedrich Händel. Certes, quelques disques de sonates ou de concertos pour orgue existaient déjà mais, avec Balthazar en 1976, c’est un coup de maître qui s’impose à nouveau dans le monde baroque. Suivront tous les grands oratorios (Samson notamment ou Jephté) ainsi que, à la même époque, plusieurs incursions dans la musique de Vivaldi, notamment Les Quatre Saisons avec Alice en soliste. Après Monteverdi, Harnoncourt s’attaque à un autre monument, commençant un important cycle mozartien avec l’enregistrement d’Idoménée en 1980, la plupart des enregistrements devant par la suite s’effectuer soit avec Zurich, soit avec Amsterdam: s’ensuivent donc L’Enlèvement au Sérail (1985), La Flûte enchantée (novembre 1987), Don Giovanni (octobre 1988), La Clémence de Titus (mars 1993) et Les Noces de Figaro (mai 1993). C’est également à cette époque qu’il dirige le Requiem au Musikverein et qu’il poursuit ses enregistrements d’œuvres aussi rares que Lucio Silla, Il re pastore ou Thamos, roi d’Egypte.


Institutionnalisation d’Harnoncourt aidant, il est invité en 1984 à diriger pour la première fois les Wiener Philharmoniker dans l’intégrale des Concertos pour violon de Mozart avec Gidon Kremer, les prestations ayant également fait l’objet de films dans un Musikverein vide de tout spectateur, les bandes conservant aujourd’hui un côté indéniablement daté. La collaboration avec le prestigieux orchestre ne cesse de prendre de l’ampleur, Harnoncourt donnant avec lui des gravures fondamentales de Bruckner (la Neuvième dans l’édition de Benjamin Gunnar-Cohrs, augmentée des fragments du Finale, la Cinquième, formidable d’intensité) mais aussi des disques moins convaincants comme les Requiem de Verdi ou de Brahms, ou même Aïda. De même, s’il dirige les Neujahrkonzerte 2001 et 2003, force est de constater que ses performances ne restent pas parmi les plus marquantes de l’événement classique le plus regardé de l’année. Du côté d’Amsterdam, c’est en revanche l’entente parfaite: ayant abordé Bruckner pour la première fois avec l’Orchestre du Concertgebouw dans la pourtant redoutable Troisième Symphonie, il grave également à sa tête de magnifiques symphonies de Haydn, un cycle des Londoniennes (son Horloge!) mais aussi une remarquable Oxford, préférant en revanche le Concentus Musicus pour de tout aussi étincelantes Parisiennes, ainsi qu’une intégrale de très haute volée des Symphonies de Schubert. Haydn, un de ses compositeurs de prédilection, dont il se plaisait à rappeler que, lorsqu’il était membre des Symphoniker, «nous jouions régulièrement ces symphonies en début de programme... en les déchiffrant. Evidemment, c’était effroyablement ennuyeux» (entretien avec Philippe Venturini, Classica, mai 2009); mais Harnoncourt sait y mettre de la vie, rappelle la finesse du compositeur, sait diversifier les atmosphères même si, avec le temps, une certaine pesanteur s’est faite ressentir, ses Saisons ayant par exemple gardé davantage de sel avec le Concentus qu’avec les Wiener dans une gravure tardive captée au festival de Salzbourg. C’est également avec Haydn que Harnoncourt donna un concert resté dans les mémoires avec le Philharmonique de Berlin, les dirigeant en mars 2009 à la Philharmonie dans une version de concert du rarissime Orlando paladino. Car voilà un autre orchestre prestigieux avec lequel Harnoncourt, Karajan disparu, pu enfin collaborer, les Berliner Philharmoniker l’invitant dès la fin du mois de septembre 1991 (les 25, 26, 27 et 28) pour quatre concerts dédiés à Mozart, où furent donnés la Sérénade «Cor de postillon» et la Trente-huitième Symphonie «Prague». Les programmes constitués les années suivantes firent tout d’abord la place belle aux compositeurs de prédilection de Nikolaus Harnoncourt (Mendelssohn, Schubert et Haydn en janvier 1993, Mendelssohn, Schubert et Schumann deux ans plus tard) mais le répertoire s’élargit également à Brahms (la Deuxième Symphonie en mars 1996, en complément de La Nuit de Walpurgis de Mendelssohn), la Première en décembre de la même année, le Requiem allemand en novembre 1998), Bruckner (la Troisième Symphonie en mars 2000), Weber (le Freischütz en septembre 1995), Dvorák et Smetana (en septembre 2002) sans compter quelques raretés comme Alfonso et Estrella de Schubert en octobre 2005. Pour autant, les réalisations discographiques du chef avec les Berliner ne furent jamais pleinement convaincantes, son cycle des Symphonies de Brahms manquant de vision et sa Huitième de Bruckner apparaissant comme le maillon faible de ses gravures du maître de Saint-Florian.


En juin 1985, il crée son propre festival, le festival Styriate, à Graz, où il débute avec les deux Passions de Bach, dirigeant pour l’occasion le Concentus Musicus et le Chœur Arnold Schoenberg, un de ses partenaires de toujours. En 1987, il débute sa collaboration avec un orchestre de jeunes musiciens, issus de l’ancien Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, que Claudio Abbado avait pris sous son aile: l’Orchestre de chambre d’Europe. Ayant notamment répété et joué avec eux les Huitième et Sixième Symphonies de Beethoven dès le mois d’octobre 1986, Harnoncourt réalise avec eux une intégrale des Symphonies en 1990 et 1991, complétée entre autres par les Ouvertures et la Missa Solemnis, qui marqua à jamais la discographie beethovénienne. Ce retour aux sons abrupts, l’usage de cuivres naturels et de timbales en peau, l’accentuation des contrastes rythmiques, l’allégement de la pâte orchestrale: autant d’éléments qui firent de cette parution un coup de tonnerre dans le monde musical, saluée par de nombreux prix et par les mélomanes du monde entier.


Continuant à servir au disque ses chers Bach (notamment une nouvelle Saint Matthieu), Haydn (une nouvelle Création enregistrée lors de plusieurs concerts au Musikverein entre les 26 et 30 mars 2003, à l’occasion des célébrations du cinquantième anniversaire du Concentus Musicus, comme il s’en expliqua à Bertrand Dermoncourt, cf. entretien supra) et Mozart (l’intégrale de la musique religieuse dans les années 1990, les symphonies de jeunesse en octobre 2004, un nouveau Requiem en janvier 2004 réalisé dans la foulée d’une série de concerts donnés à Vienne), Harnoncourt s’aventure également chez Berg (un enregistrement du Concerto à la mémoire d’un ange avec Gidon Kremer et les Wiener Philharmoniker étant malheureusement resté sans suite), Bartók, Offenbach, Bizet (Carmen!), Stravinsky (The Rake’s Progress donné en 2008 au Theater an der Wien) et Gershwin (Porgy and Bess), qu’il avait découvert dans les années 1930 grâce à son oncle René qui, ami du compositeur, avait envoyé des partitions au père de Nikolaus, occasion pour la famille de chanter Gershwin avec le père au piano...


Au lendemain de son anniversaire, le 5 décembre 2015, Nikolaus Harnoncourt annonçait dans une brève lettre que ses forces le quittaient (des images émouvantes d’une Missa Solemnis donnée en juin 2015 au festival Styriate le montraient déjà arrivant sur scène avec des cannes anglaises) et qu’il abandonnait sa carrière de musicien. Sa disparition, à la fois soudaine et prévisible, le samedi 5 mars 2016, entouré des siens, met un terme à l’existence d’une des plus grandes figures de la musique classique au XXe siècle, et même au-delà. Si l’on peut ne pas être d’accord avec certaines options musicales, on ne peut en revanche qu’admettre qu’Harnoncourt aura à la fois instauré une rupture définitive dans la manière de jouer une bonne partie du répertoire et réussi à transmettre sinon un style, du moins des idées. Par ce biais seul, il restera encore longtemps parmi nous.



Le legs discographique de Nikolaus Harnoncourt


Comme pour toutes les grandes figures de la musique, faire un choix dans la discographie de Nikolaus Harnoncourt s’apparente à un véritable parcours du combattant tant il a exploré des répertoires différents, remettant sur le métier plusieurs ouvrages au fil de plus de cinquante ans d’enregistrements. Sans vouloir oublier une géniale Genoveva de Schumann, d’entraînants concertos de Telemann ou des anthologies qui restent des références absolues chez Teldec, on choisira ici de ne s’en tenir qu’à quelques compositeurs parmi les plus marquants dans la vaste discographie d’Harnoncourt. Une des particularités le concernant est qu’il n’existe pas de véritable «anthologie Harnoncourt» (nul doute que sa disparition va occasionner la publication de coffrets spéciaux) et que le choix peut donc se porter sur divers compositeurs, chacun pris individuellement (sauf indication contraire, les disques sont édités chez Teldec): c’est parti!


Johann Sebastian Bach


        


Comment, hors l’ordre alphabétique, ne pas commencer par Bach? Le compositeur auquel le nom d’Harnoncourt restera à tout jamais attaché tant il l’a magnifié, chéri, révolutionné, tant il lui est resté fidèle. Côté instrumental, on laissera de côté les Concertos brandebourgeois qui, même s’ils ont marqué l’histoire de la discographie, sont aujourd’hui quelque peu dépassés; en revanche, les Concertos pour violon (1967) avec Alice Harnoncourt (et Walter Pfeiffer en second violon pour le Concerto BWV 1043) restent magiques. Mais, pour Bach, c’est surtout du côté des œuvres vocales qu’il faut aller chercher son bonheur. Pour qui ne souhaiterait pas acquérir l’intégralité des Cantates (que Teldec vendait il y a quelques années dans une petite valise!), on ne peut que conseiller quelques volumes épars: pourquoi pas, par exemple, le volume 25 avec la magnifique Cantate BWV 101? Ou le disque rassemblant les Cantates BWV 208 «De la chasse» et BWV 212 «Des paysans» (merveilleuse Angela Maria Blasi, dans chacune)? Pour les Passions, aucune hésitation: la Saint Jean pour commencer, enregistrée avec le Concentus Musicus de Vienne en octobre et novembre 1993 avec notamment Anthony Rolfe Johnson dans le rôle de l’Evangéliste et Robert Holl dans celui de Jésus. Comment ne pas être pris, happé même, par le chœur introductif, haletant, qui instaure dès la première note la dimension pleinement dramatique de l’œuvre (le côté spirituel arrivant plus tard): à chaque écoute, le même choc. Pour la Saint Matthieu, on ne peut qu’hésiter: la version plus ancienne de 1970 ne manque pas d’atouts, à commencer par un plateau extrêmement convaincant (Equiluz tient le rôle de l’Evangéliste) et surtout toutes les nouveautés qu’elle apporte par rapport aux précédentes gravures, mais la version plus tardive de 2001 la surpasse à notre sens grâce à des contrastes mieux assumés, des voix plus convaincantes (Christine Schäfer!) et un orchestre idéal.


Ludwig van Beethoven

        


Là aussi, le nom d’Harnoncourt s’impose. L’intégrale des Symphonies est un rendez-vous incontournable grâce à un Orchestre de chambre d’Europe à son meilleur. On peut parfois s’étonner de certains tempi un peu retenus alors qu’on aurait pu penser au contraire qu’Harnoncourt, décapage aidant et souhaité, allait prendre ces œuvres à une vitesse plus trépidante. On peut également être surpris par certains accents ou certaines fins de phrase qui semblent perdre en tension (côté cordes notamment), mais ce n’est que pour mieux rebondir avec une énergie et une vision exemplaires. Si les cuivres naturels sonnent très bien (les cors dans le premier mouvement de la Cinquième!), ce sont surtout les bois qui font la valeur de certaines gravures (la Huitième, la Deuxième), l’ensemble méritant évidemment d’être acquis au plus vite. Si l’on est plus réservé sur les Concertos pour piano gravés avec Pierre-Laurent Aimart, on se jette en revanche sur l’intégrale des Créatures de Prométhée et, plus que Fidelio (juin 1994), sur la Missa Solemnis qu’Harnoncourt a toujours réussie et dont le souffle est incroyable.


Anton Bruckner


        


Comment le Berlinois de naissance mais Autrichien d’adoption aurait pu passer à côté d’Anton Bruckner? Pourtant, au regard de ses divers enregistrements, certaines versions sont relativement peu convaincantes à commencer par sa Huitième avec Berlin, version reprise au sein d’un coffret de quatre disques paru chez Teldec et rassemblant les Troisième, Quatrième, Septième et donc Huitième Symphonies. Parmi ses divers enregistrements brucknériens, Nikolaus Harnoncourt est fondamental pour la Cinquième et la Neuvième toutes deux gravées avec le Philharmonique de Vienne (RCA): même si la concurrence est rude dans chacune de ces deux œuvres, Harnoncourt a quelque chose à dire et c’est plus que convaincant.


Georg Friedrich Händel


        


Dans son entretien avec Bertrand Dermoncourt (cf. supra), Harnoncourt avouait: «J’ai beaucoup joué Händel, mais je me suis concentré sur les chefs-d’œuvre» et le fait est que les réussites sont incontestables. Etrangement pourtant, il a fallu attendre 1970 pour qu’Harnoncourt commence à enregistrer Händel (les Sonates en trio HWV 389 avec notamment Alice Harnoncourt, Anner Bylsma et Frans Brüggen), soit des années après avoir commencé à graver des œuvres de Bach, Telemann, Biber, Monteverdi ou Vivaldi. Sa version des Concerti grossi opus 3 et opus 6 est toujours extrêmement agréable à écouter (sa Water Music étant plus critiquable et surtout dépassée du point de vue de la dynamique et du style) mais c’est surtout du côté des grands oratorios que l’on ira puiser des trésors. Jephté (1979), Théodora (un concert viennois du 6 mars 1990), mais surtout Saül (avec Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle-titre!) et encore davantage Samson (là aussi, un live capté en mai 1992 au Musikverein): on n’hésite pas et on achète tout! Ecoutez, dans Samson, le duo entre la Vierge et Dalila, avant que le thème ne soit repris par le chœur à la scène 2 de l’acte II: impossible de rester de marbre devant une telle exécution. Quant au Messie, deux versions existent (1982 et octobre 2005): la première nous semble meilleure, peut-être parce que c’est avec ce disque qu’on a découvert l’œuvre pour la toute première fois...


Joseph Haydn

        


Compagnon de toujours de Nikolaus Harnoncourt (premier enregistrement dès 1960!), Haydn a été parfaitement servi au disque par le grand chef autrichien. Certes, de superbes Londoniennes avec Amsterdam (supérieures en globalité aux Parisiennes), mais on retiendra avant tout les petites Sixième «Le Matin», Septième «Le Midi» et Huitième «Le Soir», enregistrées en juin 1989. Et surtout, parmi d’autres disques de symphonies, celui, exceptionnel, qui rassemble les Trente-et-unième «Appel de cors», Cinquante-neuvième «Le Feu» et Soixante-treizième «La Chasse» (décembre 1992, octobre et novembre 1993): la Symphonie «Appel de cors» est tout bonnement géniale. Harnoncourt a également enregistré les grands oratorios que sont La Création (novembre 1986 plutôt que la version live de mars 2003) et Les Saisons: de ce dernier, on préfèrera sans hésitation la seconde version même si les avis sont partagés (voir ici), captée aux mois de juin et juillet 2007 à la Stefaniesaal de Graz, avec un orchestre, des chœurs et des solistes superlatifs (Deutsche Harmonia Mundi). Au titre des raretés, il ne faut pas manquer les opéras Armida, enregistré en concert au Musikverein en juin 2000 (Bartoli, Prégardien, Petibon entre autres...), et Orlando paladino (en concert à Graz en juillet 2005, chez le même éditeur, avec la même réussite).


Felix Mendelssohn





Quel dommage que Harnoncourt n’ait jamais enregistré l’intégrale des Symphonies... On se contentera donc des Troisième «Ecossaise» et Quatrième «Italienne» avec l’Orchestre de chambre d’Europe (version amplement préférable à une Italienne engoncée avec le Philharmonique de Berlin, cette dernière, couplée avec une Tragique de Schubert assez idiomatique).


Claudio Monteverdi





Historiquement, Monteverdi a été un des compositeurs qui ont le plus fait pour que Nikolaus devienne Harnoncourt, tant comme chef d’orchestre que comme chef de théâtre (merci à Jean-Pierre Ponnelle!). Au disque, le triptyque Orféo/Ulysse/Poppée s’impose sans difficulté, mais n’oublions pas non plus Les Vêpres de la Vierge qui, enregistrées en 1967, n’ont guère perdu de leur intensité, ni de leur dramaturgie.


Wolfgang Amadeus Mozart


        


1969: Nikolaus Harnoncourt au violoncelle enregistre... les œuvres complètes pour orgue de Mozart, avec Alice Harnoncourt et Walter Pfeiffer au violon, et Herbert Tachezi à l’orgue de la Piaristenkirche de Vienne. Quelle entrée en matière pour le compositeur qu’il aura, avec Bach, le mieux servi au long de sa carrière! Plus sérieusement, il grave une très belle version des Concertos pour cor avec Hermann Baumann (1974) et, toujours du côté des concertos, une superbe et tardive version du Concerto pour clarinette avec Wolfgang Meyer à la clarinette de basset. On ne court aucun risque par ailleurs à puiser dans les nombreuses symphonies enregistrées avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam mais peut-être doit-on avant tout se laisser tenter par les symphonies de jeunesse de Mozart, récemment enregistrées en octobre 2004 et janvier 2006 (Deutsche Harmonia Mundi). Si l’on souhaite poursuivre le filon des œuvres orchestrales, il faut également écouter le disque vivifiant qui rassemble la Sérénade «Haffner» et la Marche KV 249, un de ses rares témoignages à la tête de la Staatskapelle de Dresde. Difficile en outre de passer sous silence l’œuvre religieux de Mozart où tout est d’un niveau exceptionnel (les Vespera de Dominica!), de même que les opéras. Il est compliqué d’y faire un choix: faut-il préférer la rareté (Lucio Silla ou Il re Pastore) ou l’excellence de La Clémence de Titus (mars 1993, le sommet de son intégrale à notre sens) ou de L’Enlèvement au Sérail (1985)?


Franz Schubert





Là aussi, les réussites de Nikolaus Harnoncourt se multiplient. L’intégrale des Symphonies (avec Amsterdam) et les deux grandes Messes D. 678 et D. 950 sont des modèles d’interprétation.


Nikolaus Harnoncourt en vidéo

        



Harnoncourt a bénéficié assez largement des caméras, sans compter quelques documentaires, qu’il s’agisse des coulisses de l’enregistrement des symphonies de Beethoven avec l’Orchestre de chambre d’Europe dans les années 1990 ou du beau film Die Musik meines Lebens. Côté opéras, on ne peut guère passer sous silence le triptyque Monteverdi mis en scène à Zurich par Jean-Pierre Ponnelle entre 1975 et 1978 qui, même si le grain de l’image et certains tics dans la manière de filmer (les spectateurs d’un certain âge qui s’assoient au début, certains plans de coupe sur l’orchestre, certaines poses de chanteurs) trahissent une réelle ancienneté, distillent toujours cette même magie. Signalons également une superbe version des Noces captée à Salzbourg avec le Philharmonique de Vienne dans la fosse en 2006: quelle musique quand même! Vienne, justement... Passons rapidement comme on l’a déjà dit sur les Concertos pour violon de Mozart avec Kremer, ennuyeux au possible. En revanche, et même si l’on a pu être déçu par l’absence relative de couleurs et de fantaisie, on recommandera quand même Les Saisons de Haydn, enregistrées au festival de Salzbourg en juillet 2013.
Chez ses compositeurs de prédilection, on ne trouve bizarrement pas grand-chose de convaincant. Ainsi, une certes belle Passion selon saint Jean (Deutsche Grammophon) mais des Brandebourgeois ennuyeux tant à l’œil qu’à l’oreille (même éditeur). Pour Mozart, on peut certes regarder son Requiem ou son Don Giovanni mais c’est surtout sur YouTube qu’il faut aller pour regarder de tardives et étincelantes Symphonies n° 39 à 41, la fidèle Alice demeurant au premier rang des violons pour suivre la direction de son mari aux yeux roulant comme du tonnerre.
Pour les plus grandes réussites filmées, c’est en Hollande qu’il faut se rendre pour regarder et écouter deux concerts exceptionnels, tous deux gravés à la tête de l’Orchestre royal du Concertgebouw dans la salle du même nom. Une intense Missa Solemnis (C Major) et surtout une émouvante Cinquième de Bruckner, dernier concert du maestro à la tête de la phalange amstellodamoise (RCO Live): à un double titre donc, un concert véritablement historique.


Le site de Nikolaus Harnoncourt
Un site très complet relatif à la discographie de Nikolaus Harnoncourt


Sébastien Gauthier

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com