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Entretien avec Natacha Kudritskaya
12/15/2015


L’Ukrainienne Natacha Kudritskaya (née en 1983) n’a pas tardé à confirmer les attentes que ConcertoNet avait placées en elle dès 2009, avec un album Rameau (1001 Notes) très remarqué. Formée à Kiev, elle a rejoint Paris en 2003, pour étudier avec Alain Planès et Jacques Rouvier. Elle se produit régulièrement aux côtés du pianiste Adam Laloum et du violoniste ici, avec lequel elle a publié un disque intitulé «Les Années folles» (Gutman Records).


Paru chez Deutsche Grammophon, l’album «Nocturnes» marque une nouvelle étape importante dans sa carrière. A cette occasion, elle répond avec autant de sensibilité que de franchise à nos questions sur le programme de cet album, la musique française, sa formation musicale, ses projets et la situation dans son pays natal.



N. Kudritskaya


Vous avez enregistré un disque Rameau chez 1001 Notes et, plus récemment, un programme «Les Années folles» avec le violoniste Daniel Rowland chez Gutman Records. Comment avez-vous rejoint le prestigieux éditeur qui publie cette année votre nouveau programme, intitulé «Nocturnes»?
A son invitation.


Pour ce nouvel album, comment le choix du thème, des compositeurs et des œuvres s’est-il opéré? Ce choix est-il entièrement de votre fait ou bien a-t-il été concerté avec l’éditeur?
On s’est justement trouvé sur l’idée du programme qui cogitait déjà dans ma tête depuis une petite année. Avec Yann Ollivier, nous en avons discuté à plusieurs reprises et c’est un projet qui semblait l’intéresser. Le challenge a été de trouver un bon équilibre dans les deux sens: vouloir créer un album disponible à un public dit «large» dans l’intérêt d’Universal et créer un univers qui m’appartient. Je pense que nous y sommes parvenus.


Vous avez étudié à Paris avec Jacques Rouvier et Alain Planès mais c’est grâce au festival de Kuhmo, qui vous a demandé de les interpréter, que vous avez découvert les rares Clairs de lune du non moins rare Abel Decaux (1869-1943). Pourquoi, d’après vous, le compositeur n’a-t-il quasiment écrit rien d’autre que ces quatre pièces brèves, qui n’ont pourtant rien à envier à ce qu’écrivaient les musiciens les plus avancés de l’époque? Savez-vous si elles ont souvent été jouées de son vivant, et par quels pianistes?
De son vivant, la pièce a été créée par un pianiste nommé Ferdinand Motte-Lacroix (1882-1955), à qui l’œuvre est dédiée. Avant être reprise par Ricardo Vines lors des concerts de la Société nationale de musique, présidée par Saint-Saëns. Une écriture pareille révèle pour moi un vrai besoin d’exprimer un monde intérieur que le moyen verbal ne peut atteindre. De moins pour certains... L’impact qu’elle crée sur le public peut être assez révélateur de l’universalité de cette musique. Car elle touche ce côté sombre de l’homme. Ses profondes angoisses, son effroi, sa solitude. L’expressionnisme de cette musique est pictural, la solitude d’un Munch mise en ondes sonores...


La cohérence non seulement thématique mais aussi historique (1888-1917) et géographique (la France) du programme est évidente, mais qu’est-ce qui rattache selon vous les Gnossiennes et les Gymnopédies de Satie à la nuit?
Un caprice – on peut toujours attacher tout ce qu’on veut à n’importe quoi! Je peux vous raconter l’histoire de Satie qui gagnait sa vie dans les cabarets et pianos-bars de Montmartre: on imagine bien la nuit mélancolique d’un jeune compositeur vagabond inspiré par sa vie de bohème. Mais au final, c’est juste beau, j’ai eu envie d’en jouer quelques pièces.


Qu’est-ce qui vous paraît le plus difficile ou risqué: aborder des pages peu connues, comme les Clairs de lune et le très rare Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon de Debussy, ou bien se confronter à des pièces célébrissimes, comme «Clair de lune» et Gaspard de la nuit?
Le risque paye toujours. De revivre les pages célébrissimes à travers son corps est toujours un privilège. Mais le challenge n’est pas moindre d’appréhender et faire vivre les œuvres moins connues. Trouver et parfois prouver une cohérence dans une pièce oubliée est un défi à ne pas rater.


De Rameau, qui vous a fait connaître, à ces musiques françaises inspirées par la nuit, identifiez-vous, par-delà les siècles, des liens, des caractéristiques communes?
Non, pas trop. Rameau étant oublié pendant une période beaucoup trop longue a perdu un quelconque fil, témoignage de son vivant. Donc même si Ravel s’inspire de l’époque baroque et nous livre son sublime Tombeau de Couperin ou le Menuet antique, ou la magnifique Pavane pour une infante défunte, c’est plutôt la finesse à la française qui nous fait illusion d’un lien entre les deux. Même si le rythme de la danse est présent et les harmonies rappellent les œuvres anciennes, c’est seulement pour mieux fourvoyer l’auditeur par la suite.


On parle souvent d’«impressionnisme» à propos de la plupart des musiques qui sont au programme de votre album (Debussy, Decaux, Fauré, Ravel). Comment réagissez-vous par rapport à cela? Pensez-vous que les titres («Clair de lune», «Feux d’artifice», etc.) impliquent une dimension picturale, voire descriptive, que l’interprète doit prendre en compte? Estimez-vous que le flou associé à l’impressionnisme en peinture doit se retrouver en musique, par exemple grâce au jeu de la pédale, ou bien qu’il faut au contraire privilégier les lignes claires qui sont l’un des traits constants de la musique française?
J’avoue d’avoir aussi reçu à Kiev un enseignement sur l’école impressionniste française incluant Debussy en chef de file. Mais de plus en plus en approchant cette musique, j’ai le sentiment d’un engagement différent. Evidemment, à travers ses harmonies suaves, l’auditeur peut se laisser bercer, envoûter. La pédale peut créer les ambiances mais tout au service d’un contenu dense. Bien au-delà de l’observation et de la subtilité d’une vision, l’œuvre de Debussy est imprégné d’un drame. L’intensité de sa musique est mystérieuse. De plus en plus, ses œuvres tardives sont empreintes d’un spleen baudelairien.


Votre disque est bien rempli mais si vous aviez pu choisir une ou plusieurs œuvres supplémentaires, laquelle ou lesquelles auriez-vous souhaité ajouter? Ou bien le programme tel qu’il est vous paraît-il former un tout suffisant?
J’aurais beaucoup aimé apprendre plus de Nocturnes de Fauré. Mais le temps presse toujours…



N. Kudritskaya


Quel est l’instrument que vous avez sélectionné pour cet enregistrement? La question de la facture instrumentale a-t-elle une grande importance pour vous? Avez-vous déjà pratiqué des claviers «anciens» et avez-vous songé à le faire pour ce disque, comme certains l’ont déjà fait dans ces musiques, notamment Debussy – sur un Bösenforfer comme Paul Badura-Skoda, sur un Erard comme Jos van Immerseel, ou sur un Bechstein comme Philippe Cassard... et Alain Planès?
Je suis complètement séduite par les sonorités et le toucher d’un Erard, d’un Pleyel ou d’un Bechstein de la fin du XIXe. L’interprétation devient tellement évidente, ces instruments ne supportent aucune violence. Du coup, la limite sonore s’impose naturellement. On comprend très vite la palette dans laquelle le compositeur imaginait l’œuvre.
Après, on a toujours envie d’aller plus avant, d’imaginer ce qu’aurait envisagé le compositeur s’il avait disposé des capacités d’un piano moderne. Avides de nouveautés comme ils l’étaient, on ne peut imaginer qu’ils se seraient opposés à ce que les jeunes générations explorent leurs œuvres à travers les instruments de leur temps.
J’ai essayé plusieurs pianos – Steinway, Fazioli, Yamaha, Steingraeber ou Bösendorfer – tous modernes. J’ai choisi celui qui chantait le mieux.


Comme Brigitte Engerer, qui avait étudié à Paris puis à Moscou, votre formation est marquée par une double culture pianistique et musicale. A la lumière de votre expérience, pensez-vous que les «écoles» de piano sont aussi marquées qu’à l’époque de Marguerite Long et Heinrich Neuhaus? Avez-vous le sentiment que les méthodes et les apports de ces deux écoles sont très différents? Qu’avez-vous retenu de ces deux univers? Vous définiriez-vous vous-même comme une pianiste «russe» ou «française», ou bien avez-vous effectué une synthèse de l’enseignement de vos différents professeurs?
C’est toujours une richesse que d’avoir un double, triple... parcours. On ne s’en rend pas compte tout de suite, mais à un moment, la synthèse se fait d’elle-même, nous montre les richesses et les faiblesses de l’une et de l’autre. La rigueur de l’une se rattrape par la liberté de l’autre. Le sérieux bagage technique se met au service d’une finesse, d’une fragilité...
Sans vouloir réduire les écoles à un quelconque mot, le résultat n’est jamais concret, toujours en évolution. De plus, on peut ajouter une école hongroise, viennoise dans mon parcours. Et voilà: la définition vous échappe encore davantage...


Après Rameau et la musique française du tournant du XXe siècle, envisagez-vous de vous tourner vers d’autres horizons musicaux, au disque comme au concert? Quels sont vos projets dans ces deux domaines? Avez-vous d’autres programmes en vue avec Deutsche Grammophon?
J’ai envie de jouer plus de Bach, plus de Schubert. Les enregistrements, c’est plus compliqué. Il n’y a rien d’assez mûr dans ma tête: ça ne sert pas à grand-chose d’enregistrer les œuvres qui ont déjà été tournées dans tous les sens par les plus grands. Et moins grands... Avoir quelque chose à dire de nouveau, avoir une idée d’un projet singulier, sinon rien.
J’aime Satie, peut être lui déclarerai-je mon amour pleinement l’année qui vient, et non pas en demi-teinte, comme avec le disque «Nocturnes».


Si, d’un coup de baguette magique, on vous offrait un concerto, une salle, un chef et un orchestre de votre choix, quels seraient-ils?
Je trouve la salle de la nouvelle Philharmonie magnifique: cocooning place. Il faut qu’un jour je joue le Deuxième Concerto de Prokofiev. D’avoir découvert récemment la baguette, justement magique, de Salonen, j’ai adoré la suivre. A la fois sa clarté et en même temps la liberté qu’il laisse à l’orchestre de s’exprimer. Tout est dans la suggestion et dans la confiance.
Mais jouer sans le chef c’est une expérience singulière aussi! J’ai eu l’occasion récemment d’en faire une expérience électrisante avec le Sinfonietta de Tapiola. C’est formidable, j’ai eu l’impression de jouer avec un énorme ensemble de musique de chambre. Ca demande plus de répétitions, certes. Mais quel moment magique que cette fusion des sens!
Enfin, ça ne marchera sûrement pas pour le concerto de Prokofiev...


Vous avez joué en février 2014 à Maidan. Etes-vous retournée depuis en Ukraine? Quel est votre sentiment sur l’évolution de la situation politique et des relations avec la Russie depuis ces derniers mois?
J’y retourne assez régulièrement. Toute ma famille, mes amis y vivent. La situation est catastrophique dans le pays. Mais le monde est tellement chamboulé en ce moment que l’on choisit les infos qui nous arrangent. Poutine est devenu allié et support number 1 dans la lutte contre l’Etat barbare. La démocratie règne...
Il y a évidemment les priorités, mais il ne faut jamais oublier qu’avec ces priorités, tous les fondements de la démocratie et les droits de l’Homme sont mis sous le tapis. En attendant des jours meilleurs.


Le site de l’album «Nocturnes»


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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