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Un pionnier de la musique baroque disparaît
08/16/2014


Le legs discographique de Frans Brüggen



(© Annelies van der Vegt)


C’est certainement l’image que nous emporterons de Frans Brüggen que cette magnifique photographie, figurant désormais sur la page d’accueil du site de l’Orchestre du XVIIIe siècle, où le visage parcheminé et émacié du chef, légèrement éclairé par une lampe posée sur un pupitre sur lequel est ouverte une partition, nous fait immédiatement penser à L’Astronome à la chandelle, splendide peinture de Gerrit Dou (1613-1675), ou à quelque autre portrait en clair-obscur de Rembrandt. La simple mention de ses dates de naissance et de décès complète ce tableau vibrant, Brüggen ayant donc rejoint ses vieux compagnons du Siècle d’or hollandais et tant de compositeurs qu’il aura si merveilleusement servis au fil d’une carrière de plus de cinquante ans.


Né à Amsterdam le 30 octobre 1934, c’est dans cette même ville que Frans Brüggen étudie la musicologie, la flûte et, plus particulièrement, la flûte à bec avec Kees Otten, à l’Amsterdam Musieklyceum (l’équivalent de notre Conservatoire supérieur de musique). Diplômé en flûte à bec en 1953, il devient rapidement professeur au Conservatoire royal de La Haye alors qu’il n’a que 21 ans. Brüggen aura toujours à cœur de sortir la flûte à bec de son image maudite d’«instrument pour écoliers», faisant découvrir à tant de mélomanes un répertoire où la diversité mélodique et stylistique requiert un instrument virtuose. Dès 1963, il enregistre plusieurs sonates de Telemann, compositeur ô combien cher à son cœur, puis, en 1967 et 1968, tout un cycle de sonates inédites de divers compositeurs italiens, accompagné par ses complices de toujours, Anner Bylsma et Gustav Leonhardt: les pièces de Corelli, Chéneville, Marcello, Bigaglia, Veracini et quelques autres sortent enfin de l’ombre. Défricheur du répertoire de la flûte à bec à travers les frontières, il grave également à cette époque plusieurs œuvres de compositeurs anglais (notamment Anthony Holborne, Christopher Tye, Robert, Carr, George Jeffreys) pour cet instrument avec un de ses ensembles, le Brüggen Consort, contribuant ainsi à grandement enrichir le catalogue «Das alte Werk» chez l’éditeur Teldec. S’il joue également La Notte de Vivaldi et les Concertos brandebourgeois de Bach, sa passion pour la flûte à bec l’a même conduit à commander des pièces à des compositeurs de son temps: ce fut par exemple le cas de Gesti, que Luciano Berio compose en 1965 et que Brüggen crée l’année suivante.


Soliste pour des pièces de musique de chambre, Brüggen s’illustre également dans des concertos, à l’instar de ce Concerto en fa majeur pour flûte à bec de Telemann que Nikolaus Harnoncourt dirige à la tête de son Concentus Musicus de Vienne, ou comme soliste et chef à la fois de petits ensembles. C’est ainsi qu’en 1964, il enregistre la Tafelmusik de Telemann avec son orchestre d’alors, le Concerto Amsterdam, dans un disque réunissant notamment autour de lui le trompettiste Maurice André, le corniste Hermann Baumann, le violoncelliste Anner Bylsma et le claveciniste Gustav Leonhardt. En 1968, c’est avec le Quadro Amsterdam (Marie Leonhardt et Jaap Schröder au violon, Frans Vester à la flûte traversière, sans compter Bylsma et Leonhardt de nouveau) qu’il enregistre une magnifique version des Nations de Couperin. Membre du Leonhardt Consort, il participe à ce titre à l’enregistrement de l’intégrale des cantates de Bach dirigées par Leonhardt et Harnoncourt, petite main parmi tant d’autres, qui aura permis à sa mesure de réaliser ce monument discographique. Brüggen, on le voit à travers ces divers exemples, aura sans conteste été un de ces musiciens qui aura grandement contribué à exhumer le répertoire baroque et à en renouveler l’interprétation, servi par les merveilleuses flûtes qu’il possédait et dont certaines étaient directement fabriquées par le grand facteur Peter Bressan (1663-1731).


Alors qu’il grave les Sonates de l’Opus 13 de Telemann en janvier 1981 et en septembre 1982 avec des musiciens à l’époque aussi peu connus que Bob Van Asperen au clavecin et Han de Vries au hautbois baroque, Frans Brüggen fonde à la même époque (en 1981) un ensemble qui devait être indissolublement lié à son nom, l’Orchestre du XVIIIe siècle. Pourquoi «XVIIIe siècle» d’ailleurs? Il s’en est expliqué dans un entretien (visible sur YouTube), rappelant que le répertoire initialement visé allait de Bach au jeune Beethoven, ce qui l’ancrait sans nul doute dans le Siècle des Lumières. Pour autant, cet orchestre était modulable et pouvait aussi bien jouer de la musique baroque de Bach ou Händel (recourant ainsi à un diapason de 415 Hz) que de la musique plus classique de Mozart ou Beethoven (le diapason passant alors à 430 Hz), de l’opéra français comme Rameau (le diapason descendant alors à 392 Hz, diapason extrêmement bas rendu nécessaire par le chant spécifique requis par cette musique), l’orchestre pouvant également prendre une physionomie plus moderne (adoptant alors un diapason de 430 Hz) pour Brahms ou Schumann. Même si le répertoire ainsi couvert s’est largement étendu (Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Chopin...), l’Orchestre du XVIIIe siècle dirigé par Frans Brüggen demeure étroitement associé aux noms de Haydn et, surtout, de Mozart qu’ils auront bien souvent sublimé à une époque (les années 1980) où la tradition interprétative était encore dominante. Ses symphonies, sa Gran Partita, certains concertos ont trouvé là parmi leurs plus belles interprétations au disque. Dès le concert inaugural, qui eut lieu à Munich le 7 décembre (avant plusieurs concerts conduisant l’ensemble à travers l’Allemagne, la Hollande et la Belgique), les compositeurs à l’honneur s’appelaient Rameau, Bach (Johann Sebastian et Carl Philipp Emanuel), Vivaldi, Mozart, Haydn et Telemann. Les compagnons d’alors restèrent les compagnons de toujours.


Ses options musicologiques, qui contribuèrent bien souvent à accroître son image d’homme austère, lui ouvrirent néanmoins les portes des grands orchestres modernes, qu’il s’agisse de la Philharmonie de chambre de la Radio néerlandaise, de l’Orchestre royal du l Concertgebouw d’Amsterdam, de l’Orchestre de l’Age des Lumières (dont il partage la direction avec Sir Simon Rattle à partir de 1992) ou de l’Orchestre philharmonique de Vienne (qu’il dirigea notamment le 26 janvier 1993, jour anniversaire de la naissance du divin Wolfgang, dans un programme associant Beethoven, Haydn et Mozart). En France, s’il dirigea bien sûr l’Orchestre du XVIIIe siècle (comme en septembre 2009) et parfois l’Orchestre philharmonique de Radio France (la Cité de la musique l’y a entendu pour un grand concert consacré à Joseph Haydn en janvier 2011), c’est surtout avec l’Orchestre de Paris qu’il tissa des liens privilégiés. L’ayant dirigé des dizaines de fois depuis leur première rencontre en avril 1995, Frans Brüggen le conduisit fréquemment dans des œuvres de Mozart (par exemple le Concerto pour flûte et harpe en octobre 2001) mais également La Création de Haydn en décembre de la même année et même à des programmes associant Poulenc, Fauré et Rameau!


Interprète réputé, Frans Brüggen développa également une grande activité de pédagogue, ayant ainsi été invité comme professeur à l’université de Harvard ou à celle, tout aussi prestigieuse, de Berkeley. Les dernières années furent marquées par un affaiblissement physique évident, son grand corps se voûtant un peu plus à chacune de ses apparitions, rendant tragiques ses montées sur le podium comme ce fut encore le cas en novembre 2012 lorsqu’il vint diriger son cher Orchestre du XVIIIe siècle à Paris, à la salle Gaveau, dans un programme dédié à Beethoven, ses ennuis de santé le conduisant même parfois à annuler ses apparitions comme ce fut le cas en mars 2013 alors qu’il devait diriger l’Oratorio de Pâques en l’église Saint-Roch. C’est donc à Amsterdam que Frans Brüggen s’est éteint, ce 13 août 2014; sans nul doute, un grand nom de la musique s’en est allé...



Le legs discographique de Frans Brüggen


Si l’on navigue sur YouTube, il convient d’aller voir en priorité deux documents, captés à quelques décennies d’écart. Le premier, en noir et blanc, nous montre Frans Brüggen seul, dans un studio de télévision, jouer une fantaisie de Telemann sur une flûte à bec totalement aérienne: c’est par là qu’il s’est fait connaître. Le second, capté au Concertgebouw, nous le montre cette fois-ci en chef, face à l’Orchestre du XVIIIe siècle, pour une magnifique Symphonie «Héroïque» de Beethoven filmée par Jellie Decker: quelle énergie et quelle finesse à la fois! Quant aux disques qu’il importe d’acquérir, on ne s’en étonnera pas, ils portent sur un répertoire relativement restreint quoique fort riche.


La flûte à bec





Le coffret «Frans Brüggen Edition» Teldec) s’impose en tout premier lieu. Rassemblant douze disques du fonds «Das alte Werk», il couvre tout ce que Brüggen a enregistré comme flûtiste à bec, autant dire tout un pan de l’histoire de la musique baroque. De la musique française à la musique anglaise, de Telemann à Vivaldi ou Bach, cette somme est irremplaçable, servie ici par un de ses plus fervents et talentueux serviteurs.


Joseph Haydn





Frans Brüggen a dirigé l’Orchestre du XVIIIe siècle avec bonheur dans les symphonies de Haydn. Les Londoniennes sont à notre sens plus belles que les Parisiennes mais, pour qui ne souhaiterait pas acquérir le coffret dans son entier, il faut absolument privilégier le disque réunissant les Cent-unième «L’Horloge» et Cent-troisième «Roulement de timbales», cette dernière symphonie étant véritablement sublimée ici (Philips).


Wolfgang Amadeus Mozart





Frans Brüggen aura été un interprète avisé de Mozart, quel que soit l’orchestre qu’il aura dirigé pour l’occasion. Plusieurs disques de symphonies sont plus que recommandables (le dernier qu’il aura gravé pour Glossa a d’ailleurs été chaleureusement salué dans ces colonnes) mais on se tournera en priorité vers une fabuleuse version du Concerto pour clarinette (avec Eric Hoeprich en soliste), peut-être la plus belle qui soit sur instrument d’époque. Ne négligeons pas non plus une magnifique version de la Sérénade «Gran Partita» aux timbres savamment dosés et aux couleurs mordorées: le troisième mouvement (Adagio) est sublime et le dernier totalement étourdissant (Philips).


Jean-Philippe Rameau





Bien que Brüggen ait enregistré des extraits des Indes galantes, de Zoroastre et de Naïs, c’est surtout son disque des Suites tirées des Boréades et de Dardanus qui s’impose par sa fraîcheur, sa variété de tons, le dynamisme de ses couleurs... (Philips).


Franz Schubert





Bien qu’il ne figurât pas initialement au centre du répertoire de l’Orchestre du XVIIIe siècle, Schubert a régulièrement été programmé au cours de ses concerts. Brüggen dirige l’ensemble avec vélocité et les timbres des bois (n’oublions pas qu’il s’agit d’instruments d’époque!) sont admirables. Le premier mouvement de la Troisième Symphonie est magnifique; de manière générale, ce sont d’ailleurs les premières symphonies qui sont le plus réussies, la Neuvième souffrant peut-être de quelques longueurs. Il n’en demeure pas moins que son intégrale est remarquable (Philips).


Georg Philipp Telemann





Grand interprète de l’œuvre pour flûte à bec de Telemann, Brüggen a également participé, en qualité de soliste, à un disque de Concertos de Telemann dirigés par Harnoncourt: c’est tout simplement un bonheur de chaque instant et sûrement un des meilleurs disques à recommander à qui souhaiterait découvrir l’œuvre concertante du grand compositeur allemand (Teldec).


Sébastien Gauthier

 

 

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