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Entretien avec Tobias Richter 06/18/2013
Rôle du directeur d’opéra, avenir de l’art lyrique, programmation 2013-2014: Tobias Richter, ancien directeur général à Kassel (1982), Brême (1984) puis Düsseldorf (1996) et directeur général du Grand Théâtre de Genève depuis 2009, répond aux questions de ConcertoNet.
A. Leboyer, T. Richter
En quoi consiste votre métier de directeur d’opéra?
Je vois plusieurs angles à ce métier, comme vous dites, de directeur d’une institution telle que le Grand Théâtre de Genève. D’une part, il y a la programmation des saisons artistiques avec notamment le choix des œuvres, l’engagement des artistes, etc. Et d’autre part, il y a la gestion d’une institution employant plus de 300 personnes et dont le budget annuel s’élève entre 60 et 70 millions de francs suisses. Le métier de directeur d’opéra tel que je le pratique à Genève consiste donc à officier en tant que directeur artistique et en tant que manager mais aussi en tant que représentant d’une institution publique auprès du monde politique.
Parlez-nous du fonctionnement du Grand Théâtre.
Comme je viens de vous le dire, le Grand Théâtre de Genève compte environ 300 employés fixes. Ces derniers peuvent être soutenus par du personnel temporaire selon les besoins des productions. En tant que fondation de droit public, les pouvoirs publics contribuent largement au financement de l’institution. Des partenaires privés et des mécènes jouent également un rôle important dans l’équilibre financier du Grand Théâtre. A cela, il faut encore ajouter les recettes en billetterie. Le taux d’autofinancement de l’institution que je dirige tourne autour de 30%, l’un des plus élevés en Europe. Quant à la gestion du Grand Théâtre de Genève, elle est supervisée par un conseil de fondation composé de quatorze membres désignés par le conseil municipal et le conseil administratif de la Ville de Genève.
Les institutions publiques telles que le Grand Théâtre sont aujourd’hui largement subventionnées: quel est votre avis sur le sujet?
Tout le monde s’accorde à dire que l’art lyrique est onéreux. Avec raison, car il regroupe de très nombreux corps de métiers: des chanteurs, des musiciens, mais aussi des décorateurs, des machinistes, etc. L’opéra est un art total, un art pour tous les sens. Le soutien des pouvoirs publics permet aux maisons d’opéra en Europe aujourd’hui de proposer des tarifs en adéquation avec ce que le citoyen peut se permettre de débourser. Cependant, si je prends l’exemple du Grand Théâtre, s’il participe de manière indéniable au rayonnement de Genève tant en Suisse qu’à l’étranger, il rapporte également des recettes induites considérables. D’ailleurs, il existe plusieurs études européennes sur ce sujet, montrant que chaque euro d’argent public dépensé pourrait créer des recettes induites d’environ 2,7. Le débat n’est donc pas aussi simple.
Lorsque que vous travaillez sur une nouvelle saison, tenez-vous compte des spécificités du public genevois? Quels seront les moments forts de la saison 2013 2014?
Depuis sa réouverture en 1962, le Grand Théâtre fait partie des grandes scènes internationales. De plus, avec ses 1500 places, notre salle est la plus imposante pour l’art lyrique en Suisse. Chaque saison, la programmation comprend huit opéras et au moins deux spectacles de ballet. Depuis mon arrivée au début de la saison 2009-2010, j’ai continué à inviter des compagnies de ballet de réputation internationale telles que le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch, le Ballet national de Chine ou encore le Ballet du Théâtre Mariinski.
L’une des missions du Grand Théâtre de Genève et de promouvoir la création contemporaine. Je m’efforce donc de programmer un spectacle de ce type par saison. En mars 2014, nous présenterons, en collaboration avec le festival Archipel, qui est une référence pour tout ce qui touche à la création contemporaine, Delusion of the Fury de Harry Partch, en coproduction avec le Festival Ruhrtriennale. La mise en scène sera signée par son directeur artistique Heiner Goebbels, que les Genevois connaissent déjà en tant que compositeur et metteur en scène.
A côté de cela, nous présentons bien entendu des œuvres lyriques plus classiques provenant du large catalogue qui a vu le jour vers 1600 et qui n’a cessé de s’enrichir depuis. Chaque nouvelle saison, j’essaie donc de programmer des œuvres du répertoire classique tout en mettant l’accent sur une idée dramaturgique dominante. Je souhaite également proposer des mises en scène audacieuses en parallèle à des lectures plus classiques afin de permettre au public genevois de découvrir de nouveaux univers.
L’événement de la prochaine saison qui débute en septembre 2013 est sans conteste la nouvelle production de la Tétralogie de Richard Wagner, que nous présentons dans le cadre du bicentenaire de la naissance du compositeur. Après avoir monté le prologue, L’Or du Rhin, en mars dernier, nous présenterons en novembre 2013 La Walkyrie, puis les deux autres journées jusqu’en mai 2014, où durant deux semaines, nous allons proposer deux cycles complets, un défi extrême pour une maison d’opéra.
Voulez-vous dire que tous les théâtres ne peuvent pas proposer une Tétralogie?
Tous les théâtres ne peuvent pas forcément proposer un tel événement, car il faut des ressources importantes tant sur le plan technique que sur celui des ressources humaines. Par exemple, le plateau du Grand Théâtre de Genève est comparable en taille à celui de Covent Garden, du Metropolitan ou encore du Bayerische Staatsoper à Munich.
Avec cette nouvelle Tétralogie, je me réjouis de pouvoir faire découvrir aux Genevois le célèbre metteur en scène allemand Dieter Dorn, une référence du théâtre, comme Peter Stein, Patrice Chéreau ou feu Giorgio Strehler. Le travail de Dorn, un peu comme celui de Benno Besson d’ailleurs, est très marqué par le théâtre épique brechtien. La poésie, l’ironie, la tragédie ou la comédie font partie intégrante de son langage théâtral. Pour les décors et les costumes, nous avons le talentueux Jürgen Rose et à la baguette, Ingo Metzmacher, l’un des plus grands chefs non seulement pour le répertoire allemand mais également pour la musique contemporaine. C’est la première fois qu’il va diriger une Tétralogie.
Nous allons également proposer Les Noces de Figaro, en ouverture de saison, ainsi que La Chauve-Souris, pour les fêtes de fin d’année. Ce spectacle sera chanté dans la langue du public: le français. Nous donnerons également Nabucco, qui n’a plus été programmé depuis dix-huit ans au Grand Théâtre, et nous conclurons la saison avec un ouvrage qui, à ma connaissance, n’a jamais été donné à Genève, La Wally de Catalani.
Très apprécié de Toscanini.
Absolument: une de ses filles portait le nom de cet opéra. Bien que je situe Catalani entre Verdi et Puccini, La Wally est peu connu du grand public, si ce n’est le grand air du deuxième acte. La mise en scène sera signée Cesare Lievi et les décors et les costumes Ezio Toffolutti. Quant à la direction musicale, elle sera assurée par Evelino Pidò. Présenter La Wally fait partie de l’un de mes objectifs, qui est de donner à Genève des œuvres du grand répertoire qui n’ont encore jamais été jouées au Grand Théâtre.
Le public genevois est décrit, à tort ou à raison, comme un peu conservateur. Ce thème a été évoqué avec bon nombre de vos collègues, Metin Arditi, David Greilsammer... Quelle est votre opinion?
Comme dans la plupart des métropoles européennes, il est plus facile de remplir une salle avec La Bohème, La Traviata ou Madame Butterfly qu’avec des œuvres moins connues comme Juliette ou La Clé des songes de Bohuslav Martinů ou Richard III de Giorgio Battistelli, en dépit du fait que le livret soit tiré d’un grand texte shakespearien. Comme chacune de nos productions lyriques est programmée six fois, nous constatons bien souvent que le bouche à oreille fait son effet et que la salle se remplit au fil des représentations. Nous devons donc aller à la rencontre du public pour qu’il nous suive davantage dans nos choix artistiques, car le public lyrique, tel que je le connais, a une tendance au conservatisme.
Lorsque vous prenez la tête d’une institution comme le Grand Théâtre, vous avez un public habitué à une certaine esthétique visuelle et musicale. Mais vous, vous arrivez avec une certaine vision artistique que vous voulez partager avec ce public. J’ai remarqué depuis mon arrivée à Genève qu’il est relativement difficile de présenter des spectacles non-conventionnels. J’aimerais illustrer mon propos avec l’exemple de la production des Vêpres siciliennes mise en scène par Christof Loy, l’un des metteurs en scène les plus réputés d’aujourd’hui, que nous avions présenté en mai 2011. Et bien ni le public local, ni la presse francophone n’ont particulièrement adhéré à ce spectacle. Pourtant, je reste persuadé d’avoir fait le bon choix en présentant ce spectacle aux qualités artistiques évidentes.
Je défends une vision du théâtre épique brechtien, fondé sur la tragédie grecque, un théâtre qui n’a pas besoin de grand décor a priori, un théâtre qui raconte l’histoire de l’humanité, un théâtre qui ne doit pas être qu’un simple divertissement. Il est vrai que parfois les images peuvent être dérangeantes, car trop proches de notre iconographie quotidienne, mais leur but est de toucher l’âme. Cependant, je reste persuadé que le public du Grand Théâtre peut adhérer à cette vision, et le succès rencontré par L’Or du Rhin va dans ce sens.
[Propos recueillis par Antoine Leboyer]
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