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Entretien avec P. Amoyel
03/15/2013


Pascal Amoyel répond aux questions de ConcertoNet à l’occasion de la parution chez La dolce volta d’un album consacré à Alkan (Must de ConcertoNet): rencontre avec un artiste extérieurement calme mais intérieurement passionné, cherchant et pesant soigneusement ses mots tout en sachant parfaitement où il va, animé par une quête profondément humaniste et spirituelle.



P. Amoyel (© Bernard Martinez)


Votre personnalité artistique s’épanouit dans de multiples directions, puisque vous êtes à la fois interprète, compositeur, directeur de festival et enseignant. Y a-t-il, outre bien évidemment la musique, un facteur commun à toutes ces facettes de votre existence, c’est à dire une même chose qui vous anime, qui sous-tend votre engagement dans ces différentes activités?
Absolument! En vous entendant me poser cette question, je me disais qu’au fond je ne faisais pas tant de choses que cela, que je faisais une et même chose. Je pense que la chose la plus importante en tant qu’artiste, c’est de se reconnaître être porté, habité par la musique en général – mais cela va beaucoup plus loin que la musique – probablement par une forme – il y a des mots que je ne veux pas employer et qui pourraient paraître prétentieux – de canal porteur de quelque chose qui nous dépasse, très lié au questionnement du mystère de l’existence, que nous renvoyons nous, en tant qu’artistes, dans une direction de beauté.
Au fond, je pense que le but – en tout cas, c’est le but que je m’assigne à moi-même – c’est que plus on avance, plus l’expérience grandit, plus on se rend compte qu’il ne faut pas ajouter des choses, mais plutôt raboter des choses. Finalement, pour moi, jouer de la musique ou composer, par exemple, c’est recevoir, c’est être le moins possible dans l’entrave de cette liberté-là.
Bien sûr, il y a tout le travail en amont et je n’ai pas non plus de sympathie particulière pour des philosophies occultes, je ne suis pas du tout porté par cela. Mais – cela se voit peut-être plus en tant que compositeur – il y a quand même vraiment quelque chose qui fait qu’on ne peut finalement s’approprier les choses. Lorsqu’elles viennent, elles sont là, elles sont préexistantes, et cette utopie de dire «C’est moi qui ai fait» même quand on joue – cela me fait penser à la phrase de Mahler, qui disait, «Je ne compose pas, mais je suis composé», ou bien, comme le disait Edwin Fischer, «Je ne joue pas, mais ça joue» – c’est exactement ça, ce sont les moments de grâce, c’est aussi pour cela qu’on fait de la musique, que ce soit pour l’interprétation et la composition, et même pour l’enseignement, qui est aussi une manière de faire partager à d’autres. C’est d’ailleurs très mystérieux, extraordinaire, ce sens, cette volonté de partage: même enfant, quand on entend une belle musique, on veut la faire écouter aux autres. Le festival «Notes d’automne», c’est aussi une manière de partager tout cela mais aussi de nous rapprocher de ce qui est notre unité à tous, c’est-à-dire cette vibration commune.


Diriez-vous que vous vous sentez investi d’une sorte de mission?
Si c’est une mission, ce n’est pas une mission personnelle, cela dépasse ce cadre-là. Il n’y a aucun attachement particulier à quoi que ce soit, il y a juste une entité vivante, qui est porteuse d’une vibration. Je ne dirai même pas que cette entité a le choix quelconque de vouloir la transmettre ou pas: elle est comme ça et c’est cela qui me touche. Dans la notion de «mission», il y a un but, alors qu’en fait, c’est juste comme ça, et pas autrement. Et c’est aussi ce qui permet ne pas tomber dans le piège de l’individualisme, ce qui arrive beaucoup et contre lequel il est difficile de lutter. Car même pour soi-même, on sort parfois d’un concert et on se dit «Je pense avoir été bon ce soir» – ce qui m’arrive rarement, même s’il ne s’agit pas de s’autoflageller en disant «Je n’ai pas le droit de dire ça» – alors qu’il faut simplement toujours essayer de remonter le fil et de voir qu’au fond, ce qui s’est passé ce jour-là dépassait totalement notre condition matérielle.


Vous avez déjà joué et enregistré avec Emmanuelle Bertrand la Sonate pour violoncelle et piano d’Alkan. Hormis, bien sûr, le bicentenaire de sa naissance, quelles sont les raisons qui vous amènent à aborder de nouveau ce compositeur relativement négligé, auquel vous dédiez cette fois-ci un disque entier?
Alkan est un compositeur dont j’ai fait la rencontre il y a quelques années, notamment au travers de sa musique de chambre. C’est d’abord une personnalité qui m’a touché: en revenant à l’historique de mes choix de répertoire, je constate souvent que le côté humain me touche et que j’ai envie d’aller voir la musique – et parfois ce peut être l’inverse. Il y a quelque chose comme ça qui m’a tout de suite attiré chez lui, le côté un peu reclus, le côté recherche absolue sans concession et si authentique de la possibilité de créer une musique qui symboliserait à elle seule l’existence humaine, voire Dieu. J’ai toujours été touché par ces personnes qui font cette démarche solitaire. Au début, cela a été la lecture d’un livre, puis j’ai écouté sa musique, mais ce qui m’a aussi séduit, c’est son côté à la fois transcendant en même temps que profondément humain, cette dichotomie entre ce qui est presque l’ordinaire et l’extraordinaire, la transcendance. On le voit dans la plupart de ses œuvres, très disparates quelquefois entre la volonté de traduire la position de l’Homme en musique et de mettre tout d’un coup les enfants qui sont en train de jouer à côté de lui, avec les tic-tac de l’horloge, même si l’on peut bien entendu aussi parler d’une extension mystique de ces éléments.
Sa musique est assez différente de celle de Liszt, pour qui j’ai un amour inconditionnel. On a vraiment l’impression que la musique de Liszt, même si elle donne lieu à une grande profusion de titres, se développe par elle-même et pour elle-même dans une logique et une cohérence propres, même si l’on a malheureusement pu reprocher à Liszt une forme de construction médiocre – à tort, à mon sens, car même ses dernières œuvres, qui sont parfois des esquisses d’un thème puis d’un deuxième et qui se terminer ainsi, et qui veulent probablement transmettre des questionnements humains: le fond est tellement lié à la forme qu’il n’y a pas de distinction entre les deux. Ce qui me touche beaucoup chez Alkan, c’est qu’on est presque plus dans la glaise: on a l’impression d’un compositeur qui lutte, parfois sans vaincre. Ce qu’on reproche à certains compositeurs, pour moi ce sont plutôt les choses les plus touchantes.


Comment avez-vous choisi le programme de votre disque?
J’ai d’abord eu la volonté, à côté de la Grande Sonate «Les Quatre Ages», de présenter des œuvres très poétiques, afin de mettre en valeur ce versant qui me semble essentiel. J’ai un peu hésité – j’aurais par exemple pu choisir Le Festin d’Esope – mais j’avais vraiment envie de jouer ces œuvres-là. Il m’a en outre semblé important de montrer à quel point Alkan excellait à la fois dans les œuvres de très grandes dimensions et de moyennes dimensions ou de petites dimensions, comme le Nocturne opus 22 et les instantanés que sont les Esquisses, mais aussi d’illustrer sa dimension visionnaire – je pense aux Esquisses, avec «Les Soupirs», qui sont presque scriabiniens ou un peu debussystes, et à la Barcarolle, qui préfigure Satie – en même temps que de montrer le compositeur dans son époque, inspiré par Chopin, comme dans le Nocturne, qui ressemble beaucoup à ceux de l’Opus 32.


Le disque sort chez La dolce volta: alors que vous avez précédemment enregistré pour différentes maisons, c’est une nouvelle aventure qui commence, des conditions de travail que vous appréciez?
J’ai commencé à travailler avec Michaël Adda et Florence Petros dans le cadre de l’ancienne maison de disques Calliope et c’était pour moi quelque chose de totalement naturel que de continuer de travailler avec eux. Ils m’ont fait confiance pour ce programme et j’apprécie aussi la manière très originale qu’ils ont de soigner – et pas pour des raisons futiles – la présentation d’un disque.


D’Alkan à Greif, la transition est naturelle. Votre catalogue de compositeur comprend une pièce in memoriam Olivier Greif, dont vous défendez l’œuvre de longue date, au concert comme au disque, où vous avez laissé des versions de référence. En quoi sa personnalité et sa musique vous ont-elles marqué?
Voilà aussi une personnalité très éclectique, pas dans le sens qu’on dit habituellement, c’est-à-dire une sorte de personne qui jouit d’un large panorama culturel mais qui me touche moins que la personne qui voit en toute chose une capacité d’avancer dans le cheminement et dans ce qu’on peut reconnaître en soi, qui demeure sa propre essence. Lui-même était une personnalité que j’ai eu la chance de bien connaître. On a beaucoup discuté ensemble, il a été mon directeur artistique pour l’enregistrement de sa Quinzième Sonate «de Guerre».
Malheureusement, quand on a enregistré ensuite le Trio avec piano et la Sonate de requiem, il était déjà décédé. Après ce que je vous ai dit tout à l’heure, vous allez penser que je vais bientôt ouvrir une secte, mais je me souviens d’une anecdote à propos de cet enregistrement. Un ou deux ans avant sa mort, nous sommes allés enregistrer à Berlin sa Sonate de requiem et son Trio, qui me semble être l’un des plus importants trios de la seconde partie du XXe siècle. Nous avions enregistré pendant deux jours la Sonate et nous nous apprêtions donc à enregistrer le Trio pendant les deux jours suivants. Il était 7 heures du soir, nous étions fatigués après avoir fait une bonne journée d’enregistrement. Avec Emmanuelle et le directeur artistique d’Harmonia mundi, nous cherchions un restaurant. Nous ne trouvions pas et puis, au loin, quelqu’un a vu une petite lumière qui clignotait. Nous nous sommes approchés et c’était effectivement une pizzeria. Nous sommes entrés, nous nous sommes installés, nous avons commandé nos pizzas et au milieu du repas, quelqu’un s’approche de nous et nous demande si cela nous dérange qu’on mette un peu de musique, des chansons napolitaines. Nous acquiesçons et au bout de 10 minutes, tout d’un coup, en pleines chansons napolitaines que nous n’entendions pas vraiment car nous parlions, surgit le thème suivant [Pascal Amoyel chante une mélodie], qui est le thème du Trio de Greif. Le directeur artistique d’Harmonia mundi s’en souvient encore quand nous en parlons: nous nous arrêtons, avec Emmanuelle, et nous nous regardons, car nous ne savions pas ou nous ne nous souvenions pas que ce thème était inspiré d’une mélodie napolitaine! C’était assez impressionnant, lui qui m’avait dit quelques semaines avant sa mort, comme par prémonition: «Je ne voudrais pas mourir parce que je n’ai pas encore tout dit». Et tout d’un coup, on cherche un restaurant, on tombe sur une pizzeria à Berlin, et quelqu’un nous demande s’il peut mettre de la musique, et il met le Trio de Greif – c’était impressionnant! C’est, bien sûr, le pur hasard, mais cela nous a fait quelque chose: on avait l’impression d’un remerciement posthume ou d’un clin d’œil, même si je ne suis pas porté vers ces choses-là.
Un jour – c’était en 1996 – où l’on parlait de philosophie, il m’a dit: «Moi, ce qui m’attire le plus, ce sont les sagesses». Evidemment, j’avais vaguement entendu parler des sagesses et j’avais lu des choses, mais il m’a parlé d’un de ses maîtres spirituels de l’époque. Il était très attaché, du moins à ce moment-là, à ce maître et il était parti un peu reclus, un peu comme Alkan, d’une certaine manière, ou comme Liszt, aussi, en pleine gloire, retiré dans son petit cloître à Rome. Cela ne me touchait pas à l’époque – du reste, même aujourd’hui, cela ne me touche pas beaucoup – mais je suis allé chercher, je suis allé lire un petit peu et si les auteurs dont il me parlait ne sont pas ceux qui me sont les plus proches aujourd’hui, je lui dois cette reconnaissance-là. Je parle de reconnaissance, car c’est quelque chose qui me touche, et pas quelque chose d’extérieur, qui fait que je pense vraiment qu’on est presque programmé à être attiré par ces choses-là.
La musique d’Olivier Greif est tout d’abord extrêmement imprégnée par la thématique de la mort, obsessionnelle, la thématique d’Auschwitz – son père avait été déporté. On a l’impression que sa musique reflète la folie, l’absurdité humaines, la barbarie, et, en même temps – c’est aussi très typique d’Alkan, Mahler ou Liszt – ne se prive d’aucun courant, d’aucun style musical particulier, prend tout comme une sorte d’éponge.


C’est qu’on appelle parfois – de façon un rien péjorative – l’éclectisme.
Un éclectisme non délibéré: si, à un moment donné, un accord de majeur doit se faire sentir, on ne voit pas au nom de quel interdit on ne devrait plus le faire à notre époque. On peut aimer ou ne pas aimer sa musique, ce que je conçois très bien, bien qu’avec certaines personnes qui disent ne pas aimer, on comprend parfois, si elles commencent à argumenter, que ce n’est pas pour de bonnes raisons. Mais je suis sûr que ce côté hors norme et hors mode, qui, encore une fois, n’est pas une volonté de briser les carcans ou simplement de se révolter contre des a priori établis, est simplement que la musique doit être comme elle est: mettre des «Heili heilo» allemands en plein milieu d’une sonate, cela m’a tout de suite frappé.
J’ai eu la chance de le rencontrer aux environs de 1997. Il m’a dit: «Venez chez mon père» – c’est là son piano se trouvait à l’époque – «et je vais vous jouer ma musique». Je ne savais pas du tout à qui j’avais à faire. Je suis venu et il m’a dit: «Je viens de composer cette œuvre. Est-ce que vous pouvez me tourner les pages?». Et il a joué la Vingt-deuxième Sonate «Les Plaisirs de Chérence», que j’ai enregistrée par la suite. Je vous assure que je me souviendrai toute ma vie de ce moment-là: il était tellement habité, c’était fou! Quel génie! J’avais vraiment l’impression d’être en face – c’est très rare – d’une espèce de liberté, comme si la musique sortait comme ça. Et lui-même était tellement habité que c’était vraiment une expérience fantastique. J’avais ensuite du mal à parler, je lui ai dit que je voudrais jouer l’œuvre. Nous nous sommes revus après, il m’a joué d’autres pièces, comme ses Chansons apocryphes.


Outre Greif, quels sont les compositeurs de notre époque dont vous vous sentez proche, y compris au delà de ceux qui vous ont dédié une œuvre ou de ceux que vous interprétez?
C’est vrai qu’il existe peu de coups de foudre comme celui avec la musique d’Olivier Greif: rares sont ses œuvres que je n’aime pas, alors que ce n’est pas forcément le cas de certaines autres œuvres, qu’elles me soient dédiées ou pas, peu importe. J’ai un peu de mal à répondre à cette question: je pourrais avancer des noms, bien sûr, notamment de la nouvelle génération, de compositeurs qui sont tournés vers ce qui me semble le respect de leur propre humanité. Je pourrais citer les Bacri et Hersant, que j’aime beaucoup, Ligeti, bien sûr – ce sont des personnes qui me touchent. Il y a un compositeur qui est décédé très récemment, Aubert Lemeland, dont j’adore aussi l’œuvre.



P. Amoyel (© Bernard Martinez)


Votre répertoire et votre discographie s’étendent de Schubert à Greif. L’absence des grands compositeurs antérieurs – Bach, Scarlatti, Haydn, Mozart, Beethoven – est-elle fortuite?
Ca me rappelle le petit Liszt qui reçoit une paire de gifles de son père quand il joue l’Opus 106 [de Beethoven], car il doit attendre pour mériter de jouer un tel chef-d’œuvre – c’est peut-être m’autoflageller! Mais c’est vrai que j’ai de plus en plus envie de me rapprocher Beethoven dans les prochaines années. Quand on étudie au conservatoire – et c’est aussi pour cela qu’il est un petit peu difficile pour moi de répondre à la question de la composition –, on doit savoir tout jouer, on aborde tous les styles et quand on a passé nos examens, on doit avoir tout joué. Cela me semble important mais après, dans le cadre de notre carrière, ce qui est plus important, à mon sens mais aussi dans la réflexion de certains collègues – et en cela, je trouve que le cheminement des pianistes des années 1950 et 1960 est sans doute plus intéressant que le nôtre –, il ne me semble pas forcément essentiel de tout jouer – ou en tout cas, on peut très bien le jouer chez soi. Par exemple, en ce moment, je travaille La Tempête et d’autres œuvres, mais je ne me pose presque même pas la question de savoir si je vais les jouer en concert tant que je ne suis pas sûr qu’il y ait une potentialité d’être totalement moi-même dans ces œuvres.


Vous jouez parfois sur des instruments d’époque. Quelle est votre approche de ces questions de facture instrumentale?
J’ai effectivement joué pas mal de pianos Erard ou aussi Pleyel – j’ai fait une tournée avec un Pleyel de 1836. Ce ne sont presque pas les mêmes instruments: il n’y a pas de double échappement, on est obligé de jouer totalement différemment. Cela m’a tout d’abord apporté la possibilité d’entendre les sons tels qu’ils avaient été composés, tant dans une démarche absolue de vérité que de comparaison par rapport à l’écrit. Quand on entend ce qui est noté par rapport à ce qu’on fait, on se rend compte tout de suite que c’est beaucoup mieux et cela permet de voir aussi que souvent, le respect pur et simple d’un texte, de la lettre peut être profondément destructeur. Par exemple, chez Chopin, le seul compositeur à noter toutes ses pédales, si l’on veut vraiment les refaire telles quelles sur des pianos modernes, on se rend compte que ça n’a pas lieu d’être, si l’on n’est pas en train de vibrer, de faire des quarts de pédale, etc. En ce sens là, c’est une expérience extrêmement riche.
La première fois qu’on m’a demandé de jouer sur ce type d’instrument, c’était pour la Danse macabre de Liszt à La Chaise-Dieu. J’avais déjà joué sur des instruments comparables et la première question que je me suis posée était de savoir si le piano allait pouvoir rivaliser avec un grand orchestre. J’ai été absolument abasourdi par le côté extrêmement rauque, qui devait effectivement très bien convenir à cette œuvre-là: dès que vous plaquez les premiers accords, vous avez l’impression de voir la danse des morts. Et puis j’ai fait l’acquisition d’un Erard de 1906 à quatre-vingt-dix touches (avec le fameux sol que Ravel voulait) afin de pouvoir m’approprier cet instrument. C’est vraiment une très belle expérience pour moi, qui me fait d’autant mieux prendre conscience qu’il vaut mieux partir de son ressenti et que le ressenti corrobore souvent le texte, plutôt que de partir absolument du texte en voulant essayer de faire le cheminement inverse.


Vous avec conçu plusieurs spectacles musicaux et vous êtes le directeur artistique des «Notes d’automne», festival que vous avez fondé en 2009 au Perreux-sur-Marne. Comment vous est venue la passion de ces rencontres entre la musique et le verbe?
La première fois que j’ai créé un concert avec texte, c’était en 1998 avec Jean Piat pour les Soirées romantiques de Nohant. C’était un spectacle très charmant, avec Liszt, mais pas forcément la facette de Liszt qui me passionne au plus haut point: Liszt et Marie d’Agoult, les soirées de Nohant, ... J’ai été frappé de constater à quel point le passage du texte à la musique se faisait facilement, l’inverse étant beaucoup moins facile – le monde de la musique revenant au monde concret de l’écriture me heurtait un petit peu. En même temps, je voyais beaucoup de spectateurs qui n’étaient jamais allés à un concert venir vers nous en disant: «J’ai écouté Chopin, je ne connaissais pas, je voudrais bien maintenant en entendre.» Je me suis dit que c’était aussi un moyen de pouvoir faire entendre à n’importe quelle personne, sans concession, une pièce difficile d’Alkan – sans que ce soit forcément trop difficile d’accès. Je me place souvent dans cette perspective car il faut parfois trouver les moyens d’enlever cette peur que peuvent ressentir les gens vis-à-vis d’une image élitiste de la musique classique ou aussi des lieux où elle est donnée et des rituels qui s’y déroulent, qui ont été inventés il y a deux cents ans.
Fort de cette expérience, j’ai ensuite lu le témoignage d’Anita Lasker et Simon Laks sur leur expérience à Auschwitz, la manière dont ils pu survivre grâce à la musique, de manière très différente – Anita était une personne qui a trouvé un refuge en la musique, alors que Simon la voyait comme une torture, mais de manière soit symbolique, soit prosaïque, elle les a fait exister en dehors de la barbarie. Ces histoires me paraissaient si fortes alors que le concert, de nos jours – et je n’en parle pas tant comme public que comme artiste – est souvent si déconnecté de l’humain, c’est-à-dire des conditions qui ont fait que la musique a été créée. Quand on voit comment les concerts se déroulaient à l’époque, on est parfois un peu dérouté par ce piédestal fait à la musique et aux compositeurs, de telle sorte qu’on la regarde peut-être avec une certaine forme d’admiration et de dévotion, qui peut parfois – je ne dis pas toujours – nous faire perdre cette intimité et cette complicité avec la source originelle.
Je me suis donc dit qu’il était possible de concevoir un festival où l’on serait dans cette continuité-là, où entendre Beethoven en sachant que ses dernières sonates ont été imprégnées par des textes de bouddhistes ou comprendre que Bach était attiré par la Gematria, la science des nombres, donnerait la possibilité de découvrir ou, en tout cas, d’entendre ces œuvres de manière un peu différente. Ce n’est parce qu’on entendra ces musiques de manière différente qu’on va plus les aimer, mais cela permettra au moins de casser un peu tous ces rituels qui nous empêchent parfois de ne faire plus qu’un avec elles. Et le fait de créer un festival comme les «Notes d’automne», cela permet de ne pas mettre à côté plusieurs disciplines artistiques mais au contraire de ne faire plus qu’un. Ce qui me passionne dans ces concerts, c’est quand il y a une perte de repères, c’est quand tout d’un coup la musique est là et qu’on a l’impression de revenir à sa source, de voir le compositeur coucher ses notes sur le papier. J’essaie autant que faire se peut de tendre cette main vers le public, ce qui a également été le cas dans le spectacle avec Cziffra.


Impossible de ne pas évoquer Georges Cziffra, quand bien même n’y aurait-il pas eu cet émouvant spectacle, «Le Pianiste aux cinquante doigts», que vous lui avez consacré et que vous continuez de donner. Vous avez eu la chance de le rencontrer et de le connaître alors que vous étiez très jeune: que vous a-t-il apporté, musicalement et humainement?
Comme vous le savez, j’ai eu l’occasion de le rencontrer car nous habitions le même immeuble. Qu’il ait habité là, c’était mon destin et ça a été au départ le hasard pur. Je suis allé voir Cziffra et j’ai été tout de suite absolument séduit en premier lieu, même sans le connaître encore, par son côté humain, c’est-à-dire un homme d’une gentillesse, d’une affection, d’une générosité... Et j’avais l’impression, quand il me donnait des cours, qu’il n’y avait absolument pas – et je n’ai jamais retrouvé cela – d’identification à la fonction de professeur. J’ai connu beaucoup de grands maîtres et ils étaient tellement identifiés à ce rôle-là que nous ne pouvions nous-mêmes qu’être identifiés à notre propre rôle d’élèves: il y avait tout de suite une barrière qui était indispensable à leurs yeux et qu’on ne pouvait pas vraiment passer – ou alors par l’intermédiaire de l’œuvre, du compositeur. Ce n’était pas tout le champ des possibles qui s’ouvrait, mais plutôt d’abord tout le champ des impossibles; c’était comme une liste: «Il ne faut surtout pas faire ça, ça et ça, mais après, à part ça, vous pouvez faire ce que vous voulez». Alors qu’avec Cziffra, c’était tout l’inverse, tout était possible et il n’y avait que la musique qui comptait. Et ça, c’est quelque chose qu’ont beaucoup les gens qui jouent avec leur instinct et à mon sens, ce n’est qu’avec ça qu’on peut faire de la musique, car cette intuition est la véritable intelligence. On a souvent tort de reléguer l’intuition à la seconde place en disant qu’il faut d’abord être très intelligent. Il me semble que l’intuition est l’intelligence, à condition de l’écouter vraiment, d’en prendre conscience, de ne pas simplement être dans une sorte de dépendance.
En ce sens, de cette rencontre-là, il ne me reste finalement pas tant de choses très concrètes, car il me parlait peu, mais il me reste l’essentiel, c’est-à-dire son rapport à la musique, son regard quand il jouait de la musique, le fait – c’est encore une fois le leitmotiv de notre entretien – qu’il était tellement traversé de manière inconditionnelle qu’on avait l’impression qu’il ne pouvait pas en être autrement à ce moment précis. C’était l’instant présent, nourri de tout ce qui avait précédé et avec le potentiel de créativité de tout ce qui suivra. Ca, c’était fantastique.


Vous avez écrit: «Le maître en musique au fond n’a rien à "enseigner". La seule chose qu’il puisse faire, c’est de rendre l’élève conscient de tout ce qui peut venir entraver sa vraie nature, tant du point de vue physique que spirituel.» Comment concevez-vous votre enseignement en conséquence?
D’abord, lorsqu’un élève vient en cours, je lui demande effectivement toujours de ne pas franchir la porte tant qu’il n’a pas une vraie proposition musicale à donner. Parce que les élèves ont souvent tendance à venir et à considérer le professeur comme une sorte de self-service: on joue, puis on prend les conseils et ensuite on va présenter des concours. Ca peut être bon à court terme mais, à mon sens, jamais à long terme. Il me semble beaucoup plus important d’accompagner l’élève dans ce qu’il a à dire lui, d’essayer de faire en sorte d’enlever tout ce qui pourrait gâcher ce qu’il peut dire, ce qu’il a envie de dire. C’est la chose la plus essentielle, qui convient moins à des bêtes à concours – même si je peux tout à fait concevoir que des élèves passent des concours et parfois même les inciter à le faire. Quand il y a des concours à passer en trois semaines, on est bien sûr là, on est obligé de faire ce qui peut parfois ressembler à du bachotage. Mais je leur dis toujours, quand il n’y a pas de concours, que c’est le moment où l’on va chercher.
Je prends souvent cette image d’un petit enfant qui apprend à marcher: vous lui donnez un petit doigt et si vous lâchez le doigt, il tombe, mais si vous lui prenez la main comme ça [Pascal Amoyel fait le geste de tenir très fermement la main], il aura toujours peur et il ne va pas apprendre de lui-même. Il faut donc accompagner et, en même temps, s’éclipser. Et je crois que si l’on ne s’éclipse pas, si l’on reste toujours, on prend le risque que les élèves soient presque drogués de nos conseils, dépendent de nous – je pense qu’il y a certaines classes, où je suis allé, de professeurs gourous dont je tairai les noms et qui sont très contents d’avoir leur cour à côté et c’est très facile de faire ça. Il y a un certain plaisir, je dois l’avouer, quand parfois vous avez une élève qui dit «Oui, Maître» comme ça, mais c’est tellement dommageable pour eux, on les casse sans qu’ils le sachent.


Le premier prix Jean Pierre-Bloch de la Licra, qui récompense «un artiste et son œuvre dans son rapport aux Droits de l’Homme», vous a été remis le mois dernier. Quelle signification revêt pour vous une telle distinction?
Moins une récompense qu’une forme de reconnaissance, d’avoir toujours voulu relier la musique à l’Homme, ce qui peut paraître un euphémisme mais qui dans les conditions actuelles des réalisation de concerts est finalement peut-être moins évident qu’on ne le croit. Je pense que ce prix est probablement beaucoup lié au spectacle «Le Block 15» ou à celui autour de Cziffra, qui met en vedette un Tzigane pauvre et esseulé qui est traversé par les affres de l’Histoire, comme le symbole de l’artiste seul qui essaie de donner son art sans le pouvoir, mais aussi à certaines de mes compositions, notamment sur les enfants de Terezin. C’est évidemment toujours gratifiant de recevoir un tel prix, mais pour moi, c’est comme si d’autres personnes me disaient qu’elles avaient été touchées par ce que j’ai fait et en ce sens-là, cela me fait plaisir.


Vous racontez qu’un jour, Cziffra vous a demandé: «Qu’est-ce pour vous que la musique?». Avez-vous alors trouvé la réponse? Et aujourd’hui?
La première fois qu’on m’a demandé «Qu’est-ce que c’est pour toi la musique?», sans le vouloir, j’ai ressenti la vie au fond de ma poitrine. C’est un peu comme si c’était un retournement, c’est-à-dire que je considérais la musique non pas comme une entité extérieure mais comme une vibration qui nous était propre et qui était, au fond, presque une célébration de la beauté de cette vibration, de ce qui la précède, du silence d’où elle émerge, de même que le peintre est peut-être en train de célébrer le blanc et le sculpteur le vide. Finalement, ce vide mental est extrêmement créatif, parce que quand on fait de la musique, comme disait Dukas, on doit apprendre beaucoup mais faire avec ce qu’on ne sait pas. La musique rend peut-être hommage à ce principe créateur de la Nature qui nous a faite, à ce principe créateur que nous sommes nous-mêmes: nous sommes des canaux, parce que nous sommes nous-mêmes parties intégrantes de cette Nature, en nous considérant comme des entités séparées, mais au fond nous ne formons qu’une seule entité et c’est ce qui fait que nous vivons en commun avec ça.
On pourra dire que je ne dis pas exactement ce qu’est la musique mais plutôt ce qu’elle n’est pas. Je vois aussi beaucoup mon travail, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, comme éliminer tout ce qui peut venir entraver ça. Je crois que le plus difficile est de savoir ce qu’est quelque chose, mais qu’en essayant de retirer toutes les couches de ce que n’est pas une chose, on arrive avec ce qui reste, petit à petit. Et ce qui reste, c’est ça. Quant à la volonté d’aller vers ce qui reste, on ne peut pas dire à quelqu’un: «Lâchez prise» ou «Détendez-vous». Ca ne veut rien dire, on ne peut pas lâcher prise. Si je suis tendu de la nuque et si l’on me dit: «Détendez-vous», cela sera moins efficace que de me dire: «Sentez la tension dans votre nuque». Et, au fond, en sentant cette tension, on s’aperçoit de façon naturelle qu’elle est inutile.
En regardant ce qui n’est pas utile, en percevant ce qui n’entre pas dans le cadre d’une fluidité naturelle, on sait donc, comme la main qui s’approche d’une flamme et qui se retire, que ce n’est là pour pas grand-chose ou bien que cela a pu être là pour des questions de conditionnement, de peurs qu’on nous a inculquées, de choses qu’on nous a apprises et qui font que ce n’est même plus nous qui parlons. Et c’est finalement une forme d’observation de soi-même. Il m’est ainsi arrivé – j’imagine comme à tout un chacun – de dire quelque chose à quelqu’un en pensant tout à coup: «Ce n’est pas moi qui pense, c’est mon professeur qui disait ça», ou «Je parle comme mon père». Le fait de voir cela une fois sans se juger fait qu’on ne le fera plus, on se libère de certaines attaches, de certaines emprises, on se libère sans le vouloir, parce qu’en ne se reconnaissant pas comme l’auteur, on prend le recul nécessaire.


Le site de Pascal Amoyel


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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