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Disparition de Lisa Della Casa
01/06/2013



L. Della Casa dans le rôle d’Arabella


Mozart et Strauss orphelins


Peut-on aimer à la fois Grace Kelly et Audrey Hepburn? Oui, sans aucun doute. Alors, pourquoi faudrait-il fatalement opposer, pour reprendre l’image notamment de Piotr Kaminski, les partisans d’Elisabeth Schwarzkopf et ceux de Lisa Della Casa, qui nous a quittés un jour avant Galina Vichnevskaïa? Certes, elles occupaient le même créneau, chantant toutes deux Mozart et Strauss comme personne, l’une enregistrant pour EMI tandis que l’autre était plutôt hébergée par les studios de Decca, la blondeur de la première s’opposant aux cheveux bruns de la seconde: mais pour autant...


Pour qui ne connaîtrait pas cette chanteuse, il faut aller sur YouTube visionner l’émission Profile in Music, enregistrée le 21 mai 1963. Lisa Della Casa illumine l’écran par sa seule présence: sa beauté légendaire – on a d’ailleurs tôt fait de la surnommer «Bella Casa» – la façon qu’elle a de simplement réclamer une cigarette (le journaliste lui demandant si cela était compatible avec la santé de sa voix, ce à quoi elle répond en souriant que son médecin lui avait dit que c’est plutôt le chant qui était de nature à nuire à ses cordes vocales...) nous renvoient immédiatement l’image d’une actrice à la Audrey Hepburn, désarmante par son charme et totalement naturelle dans son attitude. C’est également ce que l’on ressent en l’écoutant.


Lisa Della Casa est née le 2 février 1919 à Burgdorf, dans le canton de Berne, en Suisse. A l’âge de huit ans, elle trouve sa vocation en entendant à la radio la chanteuse Else Schultz chanter le rôle de Salomé: elle deviendra elle aussi cantatrice. C’est en Suisse, à Berne et à Zurich, qu’elle va donc étudier la musique à l’âge de quinze ans avec celle qui aura été son seul et unique professeur, Margarete Haeser. Or, ce n’est pas sur une scène d’opéra que la jeune Della Casa fera ses débuts mais au cinéma! Ainsi, elle se voit confier un petit rôle dans un film muet sorti en 1938, Le Fusilier Wipf réalisé par Hermann Haller et Leopold Lindtberg...


Même si Lisa Della Casa n’a pas vraiment marqué le répertoire italien, c’est Puccini qui, après ses premiers engagements au théâtre municipal de Soleure-Bienne en 1941 dans le rôle de la Première Dame dans La Flûte enchantée, la conduit à chanter, à partir de 1943, au Stadttheater de Zurich: elle tient alors le rôle de Cio-Cio-San, dans Madame Butterfly. En Suisse, elle parcourt finalement l’ensemble du répertoire et chante donc aussi bien Dorabella que Marguerite; mais surtout, elle y fait ses débuts dans les opéras de Richard Strauss avec pour commencer le petit rôle d’Annina (la compagne de l’intrigant italien Valzacchi) dans Le Chevalier à la rose. Et finalement, qui pouvait s’en douter, c’est à Strauss qu’elle devra l’envol de sa carrière.


Dans une série de représentations d’Arabella où le rôle titre était chanté par Maria Cebotari, elle tient le rôle de Zdenka avec tant d’éclat que le compositeur lui-même s’écria en l’entendant: «Die kleine Della Casa wird eine Tages Arabella sein!» («Un jour, c’est la petite Della Casa qui sera Arabella!». La réussite de Della Casa fut effectivement telle que, quelques mois plus tard, Cebotari la recommanda aux responsables du Festival de Salzbourg, qui recherchaient une chanteuse pour incarner Zdenka: elle fut ainsi engagée sans audition préalable et son succès personnel éclipsa même celui de Maria Reining, qui tenait pourtant le rôle-titre. Fort heureusement pour nous, le disque a conservé ce moment magique où le Philharmonique de Vienne brille de mille feux sous la direction théâtrale de Karl Böhm, Hans Hotter incarnant Mandryka, Georg Hann le Comte Waldner, Rosette Anday chantant le rôle de la Comtesse Adelaïde (le coffret publié par Deutsche Grammophon témoignant de la représentation donnée le 12 août 1947, une de ces quatre mémorables soirées)! Ainsi, le quotidien Wiener Zeitung écrivit à cette occasion: «Ce fut cependant Zdenka, incarnée par Lisa Della Casa de l’Opéra de Zurich, qui fit l’impression la plus forte par la prestation la plus accomplie sur le plan artistique, conjuguée à un réalisme et à une assurance rares».


Dès lors, elle devait devenir une habituée des opéras de Strauss donnés au cours du festival même si elle eut l’opportunité de les chanter sur toutes les scènes à travers le monde. Ainsi, en 1950, elle est la Comtesse dans Capriccio sous la direction de Böhm, abordant ensuite avec lui Ariane dans Ariane à Naxos, en août 1955. Mais, hormis Arabella, c’est peut-être dans Le Chevalier à la rose qu’elle laissera son témoignage le plus mémorable. Engagée dans la troupe de l’Opéra de Vienne dès le mois d’octobre 1947, elle commence par le rôle de Sophie aussi bien à La Scala qu’à Paris (en 1949). Peu de temps après, elle le reprend de nouveau à Milan sous la direction de Herbert von Karajan dans une série de représentations où Elisabeth Schwarzkopf faisait ses débuts en Maréchale, Sena Jurinac en Octavian, Otto Edelmann en Ochs et Erich Kunz en Faninal (l’éditeur Legato Classics a, malheureusement à partir d’une mauvaise bande, restitué le live d’une représentation donnée le 26 janvier 1952). Elle chante ensuite à son tour Octavian au Festival de Salzbourg, sous la direction de Clemens Krauss cette fois-ci, en 1953, aux côtés notamment de Maria Reining (La Maréchale) et de Hilde Güden (Sophie).


C’est d’ailleurs en cette même année 1953 qu’elle enregistre pour Decca les Quatre derniers lieder de Strauss sous la direction de Böhm qui dirige alors le Philharmonique de Vienne: c’est, depuis sa parution, un diamant qui n’a cessé de figurer parmi les plus belles versions existantes, la longue voix de Della Casa, son sens des mots, sa pudeur naturelle faisant merveille à chaque instant (ils donneront quelques années plus tard cette même œuvre au Festival de Salzbourg, en juillet 1958). Mais Le Chevalier à la rose ne la quitte pas et, en août 1960, à l’occasion de l’inauguration du Neues Festspielhaus, elle incarne magnifiquement la Maréchale sous la direction de Karajan; Jurinac chante Octavian, Edelmann Ochs, Hilde Güden Sophie et Erich Kunz de nouveau Faninal. Le disque a préservé ce moment légendaire dont la presse avait alors loué la perfection tant musicale que théâtrale: habituée elle était, inoubliable elle devenait (1). L’anecdote est connue mais ce fut finalement Schwarzkopf qui, pour le film de la représentation, fut choisie comme Maréchale, provoquant la rupture avec Della Casa...


Entretemps, toujours à Salzburg, elle avait abordé en 1957 le rôle extrêmement lourd de Chrysothémis dans Elektra (sous la baguette de Mitropoulos avec la fougueuse Inge Borkh dans le rôle titre, Jean Madeira chantant le rôle de Clytemnestre). Elle chantera et enregistrera de nouveau Arabella avec Solti, en studio pour Decca et avec Keilberth, en live, à Salzbourg, qui dirige alors l’Orchestre de l’Opéra de Bavière avec Otto Edelmann (Waldner) et Ira Malaniuk (Adélaïde). Elle s’approprie le rôle à tel point qu’elle le personnifiait, «sans rivale» (2) pour lui disputer alors la suprématie qu’elle imposait par sa voix et sa présence. Elle reprend également quelques années plus tard, à Vienne, le personnage de la Comtesse dans Capriccio, Orfeo ayant préservé la bande de la représentation donnée à l’Opéra de Vienne le 21 mars 1964 sous la direction de Georges Prêtre, le critique viennois Heinrich Kralik ayant alors été subjugué par ces «Textures de fils d’or» pour reprendre le titre qu’il avait donné dans Die Presse. Un autre enregistrement, antérieur de plus de dix ans, dirigé par Johannes Den Hertog (Line Music) montre à quel point Della Casa avait là aussi su s’approprier le personnage, lui donnant alors plus de liberté et de simplicité tout en faisant toujours montre d’une souplesse vocale incroyable.


Hormis Strauss, elle a chanté plusieurs rôles emblématiques du répertoire allemand à Salzburg, abordant ainsi le rôle de Marceline dans le Fidelio dirigé par Furtwängler les 31 juillet, 3 et 6 août 1948. Elle retrouve d’ailleurs le grand chef dans La Flûte enchantée en août 1950 où elle tient le rôle de la Première Dame, rôle, rappellera-t-elle quelques années plus tard, qu’elle a dû apprendre en quatre heures. Au festival 1959, elle chante Pamina sous la direction de Szell aux côtés notamment de Léopold Simoneau (Tamino) et Walter Berry (Papageno). Même si elle avait abordé les rôles mozartiens dès ses années de formation à Zurich, ce sont donc bel et bien les années 1950 qui permettent à Lisa Della Casa de s’imposer comme une des plus grandes sopranos dans le répertoire mozartien. Ainsi, elle chanta, encore une fois sous la baguette de Karl Böhm, le rôle de Donna Anna à l’Opéra de Vienne (on peut ainsi l’entendre dans un témoignage discographique daté très précisément du 6 novembre 1955, publié par RCA «Wiener Staatsoper live»), et celui de Donna Elvira au Met de New York (la bande du coffret édité par Walhall Eternity Series, qui reprend la représentation du 14 février 1959, ne rendant pas vraiment justice à l’ensemble où chantaient pourtant George London, dans le rôle de Don Giovanni, Eleanor Steber, qui incarnait Donna Anna, et Ezio Flagello, en Leporello).


Mais le discophile le sait: c’est surtout en juillet 1956 qu’elle chante Donna Elvira, son incarnation la plus vraie d’un personnage de Mozart, sous la direction de Mitropoulos, témoignage des plus précieux sur un âge d’or qui, pour beaucoup, est depuis longtemps révolu (Sony). C’est également en 1955 qu’elle chante la Comtesse, autre rôle de référence, dans un autre enregistrement légendaire, dirigé cette fois-ci par Erich Kleiber (Decca). Avant cela, elle aura chanté, le 31 mars 1952, la partie de soprano dans le Requiem de Mozart sous la direction de Hans Schmidt-Isserstedt, l’interprétant une nouvelle fois en juillet 1956 au Festival de Salzbourg, mais cette fois-ci sous la direction de Bruno Walter.


Lisa Della Casa a relativement peu abordé les grandes pièces sacrées du répertoire même si, au Festival de Salzbourg, elle chante, en 1955, un mémorable Requiem allemand de Brahms, aux côtés de Dietrich Fischer-Dieskau et sous la direction de Karajan dans le cadre magique du Manège des Rochers (EMI). Quelques semaines auparavant, le 25 juin 1955, elle aura également chanté la partie de soprano dans la Neuvième Symphonie de Beethoven sous la direction de Karajan toujours, à la tête du Symphonique de Vienne (un disque Orfeo a préservé cet instant). Signalons enfin son enregistrement d’Orphée et Eurydice de Gluck sous la direction de Pierre Monteux, en 1957, Della Casa tenant le rôle d’Eurydice tandis que Risë Stevens chantait Orphée.


Contrairement à certaines de ses consœurs, Della Casa a abordé le répertoire contemporain à travers trois pièces emblématiques. En 1953, au Festival de Salzburg encore une fois, elle crée les trois rôles féminins du Procès de Gottfried von Einem (Orfeo), compositeur qu’elle retrouve avec le rôle de Lucile qu’elle chante sous la direction de Krips en 1967 (La Mort de Danton). Puis, ce sera ensuite Ursula, dans Mathis le peintre de Hindemith, qu’elle chante en mai 1958 à l’Opéra de Vienne sous la direction de Böhm, de nouveau. Pour autant, elle fit ses adieux à la scène en 1973, à Vienne, dans Arabella: on ne quitte pas aussi facilement son personnage favori.


Aussi discrète dans sa vie privée – tout juste sait-on qu’elle s’était mariée jeune à Dragan Debeljevic, journaliste et musicien yougoslave, dont elle aura notamment une fille handicapée – qu’elle était charismatique sur scène, Lisa Della Casa s’en est donc allée, le 10 décembre à l’âge de 93 ans, décédant à Münsterlingen (dans le canton de Thurgovie), dans les murs du château familial au bord du lac de Constance qu’elle avait acquis en 1950. Heureusement pour nous, plusieurs disques demeurent pour nous permettre donc de revivre une époque depuis longtemps légendaire avec une de ses plus belles incarnations.


(1) André Tubeuf: Le Festival de Salzbourg, pp. 132-133, Sand (juin 1989)
(2) Christian Merlin: Richard Strauss, mode d’emploi, p. 151, L’Avant-scène Opéra (décembre 2007)


Sébastien Gauthier

 

 

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