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05/20/2013
Paul Dukas : Ariane et Barbe-Bleue

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane), Patricia Bardon (La nourrice), José van Dam (Barbe-Bleue), Gemma Coma-Alabert (Sélysette), Beatriz Jimenez (Ygraine), Elena Copons (Mélisande), Salomé Haller (Bellangère), Pierpaolo Palloni, Xavier Martinez, Dimitar Darlec (paysans), Cor y Orquesta simfónica del Gran Teatre del Liceu, Stéphane Denève (direction), Claus Guth (mise en scène), Christian Schmidt (scénographie et costumes), Jürgen Hoffmann (lumières), Pietro d’Agostino (réalisation)
Filmé au Gran Teatre del Liceu, Barcelone (juin-juillet 2011) – 121’26
Opus Arte OA1098D ou Blu-ray OABD7114D (distribué par Codaex) – Format 16/9, NTSC. Code région, 0. Son : LCPM 2.0 ou DTS, Digital Surround – Notice (en anglais, français et allemand) de Gavin Plumley et Teresa Lloret





La prestation de l’Orchestre symphonique du Grand Théâtre du Liceu prend toute son importance lors de la plus récente réalisation sur scène d’Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Paul Dukas (1865-1935), car c’est lui seul qui porte toute la luxuriance somptueuse du texte poétique de Maurice Maeterlinck (1862-1949) et qui se charge de la transmission de la violence et de la finesse des émotions qui y sont latentes. En cela les intentions du compositeur sont en quelque sorte respectées. Si Dukas laisse l’expression d’un esprit libre (Ariane) et les tourments visuels de l’indécision et d’un quasi-syndrome de Stockholm au jeu des interprètes, auxquels il accorde une strate indépendante de chant qui peut mettre à l’esprit le style arioso ou celui d’un urgent récitatif wagnérien, c’est à l’orchestre qu’il confie le fil effectif du labyrinthe en y concentrant tous les élans, les houles, les émois et les voluptés de ce conte hors du temps. Sous la direction finement avertie de Stéphane Denève, l’orchestre développe les riches textures et les couleurs enivrantes ou sombres de son orchestration subtile. Moins transparente, et à l’instrumentation plus brillante que celle du Pelléas et Mélisande de Debussy – la mise en parallèle s’impose par les dates, les affinités, le personnage de Mélisande et l’auteur des livrets – la partition de Dukas garde le raffinement, les miroitements et les demi-teintes sensuelles de la musique française, mais non sans peut-être évoquer la verticalité dynamique d’un Bruckner.


Le décorateur joue sur les valeurs aseptisées du blanc, du blanc clinique aux blancs teintés à peine des couleurs des joyaux celés au secret des cinq portes qui se ferment sur les premières épouses – améthystes, saphirs, perles nacrées, émeraudes et sang des rubis. Les étincelants diamants réservés à Ariane imposent leur éclat, sans le feu irisé des pierres, à la blancheur immaculée des costumes sans fioritures d’Ariane et de sa nourrice et à celle des murs extérieurs et intérieurs du «château», devenu un pavillon de banlieue à la sinistre mémoire de faits divers de séquestration et de mort violente qui ont défrayé la chronique. Le «donjon» ou l’enfer où sont enfermées les épouses ou les mânes des épouses est un sous-sol banal, une modeste cave, le seul élément de décor un lit d’hôpital. L’éclairage est de première importance en tant que partie intégrante de la mise en scène, mais ombres et lumières sont réglées avec la même économie de moyens au déni de ce que l’on entend. Claus Guth, Christian Schmidt et Jürgen Hoffmann ont en fait créé leur propre symbolique au-delà et en deçà de celle du texte qu’exalte la musique. Le jeu et les gestes des protagonistes ne correspondent pas aux paroles chantées mais à un monde parallèle plus concret, peut-être, mais froidement artificiel. Dérouté au départ, le spectateur finit par en accepter les flagrantes contradictions comme un parti pris qui garde sa logique, l’essence des thèmes de la liberté et de la servitude restant intacte. Le dépouillement scénique fonctionne. Par exemple, au fur et à mesure qu’Ariane prend connaissance du sort des épouses névrosées, elle supprime des éléments de son costume aux lignes strictes pour se retrouver, comme elles, en longue chemise d’aliénée et, en sens inverse, le goût de la liberté, la montée vers la lumière et les pâles couleurs éphémères projetées sur les murs blancs font gagner des éléments aux épouses qui en perdent leurs tics irrépressibles. Comme au prélude du premier acte, le chœur des paysans, ectoplasmique, reste hors de l’espace scénique, mais l’apparition de Barbe-Bleue blessé par ces révoltés renverse encore la situation.


La prestation du grand José van Dam dans ce rôle réduit est curieuse. Le film d’Agostino ne lui accorde aucune préséance et il y devient l’ombre de lui-même par la discrétion de sa présence, normalement si forte, comme par la qualité amoindrie de sa voix. Le bourreau devient victime et les premières épouses soumises le dorlotent sans qu’il témoigne du pouvoir magnétique qui le fait aimer et craindre. Jeanne-Michèle Charbonnet force l’admiration par sa capacité d’endurance. Le personnage prépondérant d’Ariane ne quitte jamais la scène et intervient constamment. Tenir ce rôle exige la force d’un interprète wagnérien et la soprano américaine la trouve. Si son français reste intelligible, on peut ne pas apprécier son large vibrato dans l’aigu et la stridence de sa voix pourtant si ronde dans les registres plus graves. Aux dépens de toute connivence avec sa nourrice, campée ici par la belle voix d’alto de Patricia Bardon, sa présence physique en fait plutôt la supérieure que la jeune charge, son apparence la posant en sœur aînée des épouses, qu’elles materne avec autorité, plutôt qu’en la sémillante jeune mariée attendue. En général, au-delà des accents, la clarté de la diction rend inutile le sous-titrage. Les cinq épouses réussissent à différencier la personnalité de leurs personnages malgré des voix qui se ressemblent par un style imposé. Si Gemma Coma-Alabert domine dans le rôle de Sélysette, leur jeu soudé sert bien le drame.


La prise de son met l’orchestre à l’arrière-plan au bénéfice du chant, mais n’en altère en rien la beauté sensible en particulier lors des préludes, celui du troisième acte magnifique. Bien que l’œil du cadreur ne suive pas forcément les mouvements d’ensemble ou le parcours de la clarté dramatique, et malgré le nombre de plans rapprochés qui grossissent le trait théâtral, le film d’Agostino rend bien compte de la nouvelle logique de ce spectacle déroutant au regard du livret et de la musique – il est à noter que la teneur de l’argument que propose la notice correspond au drame de Maeterlinck qu’inspira Dukas et non à cette production. Pour l’instant, c’est la seule version filmée du remarquable opéra de Dukas, l’un des grands chefs-d’œuvre de la musique symphonique française et rare opéra de femmes. On ne peut qu’espérer le trouver maintenant au grand répertoire avec des versions de concert, formule qui conviendrait bien, ou de nouvelles réalisations, audacieuses, peut-être, ou plus visuellement fidèles à l’esprit de conte qui le pénètre.


Le site de Stéphane Denève
Le site du Gran Teatre del Liceu


Christine Labroche

 

 

 

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