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04/03/2006 Correspondance romaine
Gabriel Pierné
Présentation et annotations de Cyril Bongers, préface de Denis Herlin
Editions Symétrie, Collection «Prix de Rome» – 414 pages, 40 €
Les éditions lyonnaises Symétrie, qui se sont notamment donné pour mission de publier les cantates et les envois des compositeurs ayant remporté le Prix de Rome, ont pris le parti d’éclairer ces publications par des travaux d’ordre musicologique et historique, visant ainsi plus particulièrement à faire connaître la correspondance romaine de ces compositeurs, en relation avec l’association Valorisation des musiques du Prix de Rome et avec le soutien de l’Académie des Beaux-arts de l’Institut de France. Car si les propos aigres-doux de ses détenteurs ou candidats les plus illustres – Berlioz, Debussy, Ravel – et la postérité limitée de nombre d’autres ont contribué à ternir l’image du Prix de Rome, les lettres des pensionnaires n’en constituent pas moins des témoignages précieux, pour l’époque considérée, sur le quotidien de la Villa Médicis et sur la vie musicale, sans compter l’éclairage qu’elles apportent sur les options esthétiques et la personnalité des épistoliers.
La correspondance romaine de Gabriel Pierné (1863-1937), «second premier grand prix» en 1882 aux côtés du compositeur et chef d’orchestre Georges Marty (futur créateur de la Troisième symphonie de Ropartz), répond pleinement à ces différentes attentes: agrémentée de planches, de photographies et de fac-similés intimement liés au texte, elle est mise en valeur par le colossal labeur éditorial de Cyril Bongers, qui prépare actuellement un thèse de doctorat sur le compositeur. Car rien n’est ici négligé pour aider le lecteur à se repérer dans des lieux, dans des milieux et dans une période qui ne lui sont pas nécessairement familiers: index des noms, index des œuvres de Pierné, courtes biographies, bibliographie et pas moins de 866 notes de bas de page. Un appareil critique d’une remarquable qualité auquel il sera donc aisé de pardonner quelques inexactitudes mineures (le maréchal Lyautey systématiquement orthographié «Lyautet», le président du conseil Combes prénommé André, la maison d’édition Urbanek présentée comme hongroise, la Marche funèbre décrite comme «deuxième mouvement» de la Deuxième sonate de Chopin ou bien La Walkyrie qualifiée de «troisième volet» de la Tétralogie).
C’est ainsi l’occasion de (re)découvrir l’auteur de la Marche des petits soldats de plomb, successeur de Franck à Sainte-Clotilde (1890-1898) et de Colonne à la tête de son orchestre (1910-1934), et ce sous un angle à la fois plaisant et instructif, au fil de cent trente-huit lettres qui, adressées quasi exclusivement à ses parents de façon presque continue, une fois par semaine en moyenne entre janvier 1883 et février 1885, prennent l’allure d’un véritable journal, les courriers qu’il a destinés à d’autres correspondants ne formant pas une collection aussi complète et, surtout, aussi régulière. Une lettre de sa mère à son père permet de deviner en filigrane la tonalité des réponses de ses parents, «agréablement chatouillés» par les succès de «Coco», mais admonestant celui qui n’atteindra qu’en août 1884 l’âge de la majorité légale et qui finit d’ailleurs par se rebiffer peu avant son retour («Vous jouez les parents malheureux, et vous n’avez pas le droit de vous plaindre de votre fils. Allons, songez qu’à Rome j’ai appris à être un homme; j’ai 22 ans au physique et beaucoup plus au moral, je ne suis plus le petit Gabriel en culottes courtes auquel on flanque des calottes, ne me faites pas trop sentir que vous êtes "papa et maman". Traitez-moi en ami, et nous serons tous heureux.»)
Le benjamin de l’Académie (à son arrivée, il n’a pas encore dix-neuf ans), que ses camarades ne tardent d’ailleurs pas à baptiser le «gosse» ou le «bébé», s’exprime de manière très spontanée et ne s’embarrasse pas de précautions oratoires. De ce fait, non seulement sa prose vive et alerte se lit aisément, mais elle ne cesse de livrer des observations drôles ou féroces, triviales ou acérées, d’une personnalité qui, par-delà les siècles, paraît dès lors étrangement proche de nous: «Nous n’avons pas vu de jolies femmes!! Ca ne vaut pas les Parisiennes.», «Bien déjeuné à l’hôtel, très bonnes écrevisses, quoiqu’un peu petites.», «Il y a là [au Palazzo Vecchio de Florence] des tapisseries qui ne feraient pas mal dans notre salon.», «J’ai dansé presque toute la nuit avec madame Castellani; elle est charmante, mais il est bien regrettable qu’elle soit si grosse. Heureusement qu’elle ne m’a pas marché sur le pied.», «Cette fille [du directeur de l’Académie de France, le peintre Louis Cabat, alias «Gaga»] est infirme et laide; au lieu de mettre une toilette foncée, pas du tout, elle fait tout ce qu’elle peut pour se faire remarquer.», «Le chanteur [Augusto Rotoli] est aussi bête que le compositeur: il faisait de grands gestes, des tortillements de la partie postérieure de son individu, regardait le public avec des yeux de carpe qui trouve une bretelle.»
Peu de détails de la vie de tous les jours sont épargnés au lecteur, qui n’ignorera donc rien des effets de l’huile de ricin sur l’organisme, ni de l’envers du décor de la Villa Médicis et de l’Italie de la fin du XIXe siècle: puces, malaria, typhoïde, choléra, misère et insécurité («En plein jour, on a volé un monsieur sous nos fenêtres; on a ensuite assassiné le vice-consul et les coups de couteau pleuvent.»), Pierné n’ayant de cesse de récupérer le revolver qui lui a été confisqué par la douane italienne… Et il est intéressant d’avoir à l’esprit que c’est probablement dans un contexte comparable que son aîné Debussy (ayant à son tour remporté le prix avec L’Enfant prodigue), qui croisera Pierné sur le départ au début de 1885 et lui succédera d’ailleurs dans l’une des chambres (dite le «tombeau étrusque») qu’il avait occupées, effectuera son séjour à Rome.
Mais contrairement à Debussy, Pierné retient un souvenir globalement positif de ses années italiennes. C’est le cas aussi bien au moment du premier contact émerveillé («Quand je pense que pendant deux ans j’habiterai là-dedans, mais c’est un rêve réalisé.») qu’à celui des adieux («Ah! Comme j’ai senti que les plus belles années de ma vie étaient finies! Adieu tranquillité, douce liberté, je ne vous retrouverai jamais plus.») Et cette impression marquera son œuvre à jamais, de Saint-François d’Assise à Fragonard en passant par les Paysages franciscains.
Pourtant, les contraintes ne manquent pas et les journées passent très vite, entre correspondance, visites, réceptions à l’Académie, cours de piano, exercices de piano et d’orgue, leçons d’italien, de dessin et d’équitation, chasse, escrime, lancer du disque, whist, billard et spectacles (opéra, ballet, cirque). Au-delà cette vie sociale très prenante, où il est régulièrement invité à se mettre au clavier, il se joint avec enthousiasme aux activités assez inattendues des pensionnaires: attraper des lézards ou se livrer à des batailles de siphons d’eau de Seltz… Cette ambiance bon enfant, qui coexiste avec les échanges plus sérieux entretenus au sein d’une réunion d’artistes (peintres, sculpteurs, architectes, graveurs) animés par un idéal commun, se dégrade d’ailleurs avec l’arrivée de la promotion suivante, mais Pierné reste relativement allusif sur le sujet, d’autant que c’est le moment qu’il choisit pour voyager en Italie mais aussi en France, en Suisse, en Autriche-Hongrie et en Allemagne, prenant pour ce faire, grâce à un certificat médical opportun, quelques libertés avec le règlement.
Car, guide Baedeker en main, le tourisme – et ce dès le long périple par étapes pour rejoindre Rome, en chemin de fer à travers la France et l’Italie, les autres pensionnaires s’agrégeant au fur et à mesure – occupe de longues semaines et, partant, de longues pages de cette correspondance. Et c’est bardé de recommandations prestigieuses (pour Hermann Levi, Carl Reinecke, Hans Richter, Joseph Hellmesberger, Adolphe Brodsky, …) qu’il entreprend son voyage en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Ici comme dans les montagnes ou les villes d’Italie, les notations du voyageur ne manquent pas d’intérêt, même si elles sont parfois laconiques («Il avait une fameuse patte, ce Michel-Ange!») ou imprécises sur les richesses muséographiques et architecturales, comme s’il survolait toutes ces beautés ou s’il était submergé par l’abondance des choses vues.
Au fil des semaines, les traits de caractère et de comportement affleurent: vif et malin, volontiers germanophobe («Ces sales Allemands!») et par conséquent italophobe («Les Italiens gouvernés par les Allemands»), croyant sceptique qui observe avec amusement le comportement des ecclésiastiques, sensible à la qualité de l’alimentation (dont témoigne par exemple de façon assez cocasse son soutien déterminé à la mise sous tutelle du cuisinier de l’Académie) et doté d’un solide bon sens qui sait tirer profit, non sans ironie, de toutes les situations («C’est charmant d’être pensionnaire de l’Académie, on a droit à toutes sortes de chose.», «A quatre mains. J’aime mieux ça: on n’a que la moitié de la besogne.» ou bien «"Ne crachez jamais sur les cigares d’un ambassadeur français… surtout en Italie", tel est mon proverbe.»)
Et la musique dans tout ça? Pierné est tenu, comme les pensionnaires des autres disciplines, de procéder à des «envois» annuels. Ce seront la Première suite pour orchestre, Les Elfes et, déjà revenu à Paris, l’Ouverture symphonique. Il s’en acquitte non seulement avec une facilité presque ostentatoire et consciemment autosatisfaite, mais avec une efficacité et un utilitarisme qui évoquent davantage un métier qu’une vocation, et tout en livrant par ailleurs de nombreuses autres partitions (notamment un opéra comique, des pièces pour piano et des mélodies). Très pragmatique («Faites chanter à vos élèves les œuvres de votre fils! Il faut faire aller le commerce.»), le jeune compositeur gère en outre au mieux de ses intérêts les relations avec ses deux éditeurs et sait se faire connaître. C’est ainsi qu’il parvient à faire ses débuts de chef à Royan pour diriger l’Intermezzo de sa Première suite et la cantate (Edith) qui lui avait valu le Prix de Rome: moment émouvant, bien sûr («Le bâton de chef d’orchestre m’a donné des émotions et des sueurs froides délicieuses.»), mais aussi d’une portée décisive pour celui qui allait présider aux destinées de l’Orchestre Colonne durant près d’un quart de siècle.
Sans surprise, la correspondance est truffée de jugements sur les compositeurs, anciens comme modernes. Parmi les premiers, Händel («Jamais je n’ai trouvé la musique de Händel aussi grande, aussi belle que ce soir-là. Ah! Dame, à côté de la musique d’aujourd’hui, c’est autre chose. C’est (comme comparaison) le Colisée à côté d’un joli petit hôtel des Champs-Elysées. J’aime mieux le Colisée.») et Beethoven («En musique, un seul homme lui [Michel-Ange] est comparable: c’est Beethoven! La même allure, la même grandeur.») s’en sortent mieux que Bach («Nous avons entendu répétition et exécution de la Passion selon Saint-Jean de Bach; c’est beau mais bien long et fatiguant à entendre.»), Gluck («Orphée de Gluck: c’est beau, mais ce n’est pas du théâtre.»), Mozart («J’ai passé une soirée charmante à L’Enlèvement au sérail de Mozart. C’est une musique délicieuse, cependant monotone à la longue.»), Bellini («De jolies choses, mais beaucoup ont vieilli.») et Rossini («[Sémiramis] Grand Dieu, quelle musique assommante! Je n’ose croire que c’est le même auteur qui a écrit Guillaume Tell.», mais «J’ai entendu Le Barbier de Séville Ah! quelle ravissante chose, quelle spiritualité!»).
Parmi les contemporains, les commentaires sur Wagner, dont il découvre la Tétralogie à Rome dès avril 1883, puis qu’il entend au cours de son périple européen, tiennent une place particulière. Dans un contexte historique encore marqué par la guerre de 1870 («Si on vient entendre du Wagner, il faut commencer par mettre de côté tout sentiment patriotique.»), le point de vue demeure mesuré, traduisant comme un embarras: ni rejet radical, ni adhésion totale. Alternent ainsi analyse objective («[Il faut] accepter le procédé de Wagner […]: selon Wagner la mélodie infinie, et selon moi le récit infini. Le théâtre de Wagner est un vaste drame symphonique.»), notations positives («Des choses merveilleuses, entraînantes, superbes; de la musique chaude, passionnée, énervante sans être malsaine.» ou bien «J’ai été séduit à bien des passages – j’ai même pleuré à l’arrivée de Lohengrin sur son cygne mécanique –, mais que de longueurs m’ont parues plus longues encore à la première représentation!») et critiques («Souvent des longueurs et des effets manqués par cette simple raison qu’il y a beaucoup trop d’apothéoses musicales, et qu’il y a un grand abus d’effets de sonorités extraordinaires.»)
Son opinion n’est d’ailleurs pas intangible: à propos de La Walkurie (sic), il passe ainsi de l’incompréhension («J’ai déchiffré le dernier acte […]. Je me suis embêté extraordinairement, et j’avoue que je serais désolé de faire des opéras comme cela. Et dire qu’il y a des gens amateurs qui admirent cette musique. Du moment que moi que je n’y comprends rien, les gens qui ne s’y connaissent pas ne peuvent pas admirer ces œuvres-là, ou alors c’est un orgueil de vouloir se faire passer pour un profond connaisseur.») à l’admiration («Je ne reconnais pas ce que j’avais lu deux jours auparavant. Ce diable de Wagner traite l’orchestre non pas en homme de talent, mais en homme de génie. […] Ce premier acte, je l’ai donc trouvé superbe; il y a un duo d’amour à la fin, une merveille.»). Elle n’est pas non plus systématique, si l’on compare son appréciation de Tannhäuser («C’est bien beau, et j’ai été impressionné.») à celle de Rienzi («C’est une horreur; banalité accumulées sur banalités et un tintamarre assourdissant de trombones, trompettes, coups de sabre sur des boucliers, cloches, etc. etc.») ou des Maîtres chanteurs («La musique est parfois épatante, toujours intéressante, et parfois embêtante. Cependant, je suis sorti de là impressionné, remué par certaines mélodies énervantes et naturalistes comme Wagner seul peut en trouver.», puis «Cette partition est un chef-d’œuvre; je conçois que le public s’y embête mais pour les artistes, c’est bien intéressant.») La conclusion est donc nuancée: «J’aime beaucoup plus Wagner que je ne l’aimais; je ne suis pas encore wagnérien, et suis persuadé que cela ne viendra jamais.»
Parmi les autres compositeurs modernes, le sentiment de Pierné s’exprime principalement sur les Français. Saint-Saëns, qui l’a vraisemblablement soutenu pour l’obtention du prix et duquel il sera toujours proche, n’en est pas moins sévèrement critiqué: «A 2h, nous attaquions le 3e acte d’Henry VIII. Je n’ai rien vu dans celui-là! Si ce n’est que l’aiguille de ma montre avait fait le tour du cadran.» Il en va de même pour Delibes («J’ai lu Lackmé [sic]; c’est bien laid. Quelle œuvre ennuyeuse, quelle musique malhonnête et malsaine!») Fauré n’est pas beaucoup mieux loti: «Quant à Fauré, qui n’a de commun avec moi que le prénom, il a bien tort de négliger la mélodie, c’est la seule chose en musique, il en faut, c’est indispensable.» Son maître Massenet, pour sa part, «est un flatteur qui, pour dire des choses aimables, ne regarde pas à raconter le contraire de ce qu’il pense.»
Paul Vidal, le Prix de Rome 1883, n’est pas logé à meilleure enseigne: «Je trouve cet ouvrage bien faible. La première partie est bien, mais le duo et le trio, malgré les trop nombreuses réminiscences, manquent d’énergie et de grandes lignes; c’est vieillot.» Quant au lauréat de 1884, à savoir Debussy, le camarade du conservatoire dont il deviendra ensuite le fidèle interprète, il suscite des réactions mitigées: «Je suis content de savoir Debussy grand prix: c’est un garçon qui a une nature si particulière, si délicate. Il est un peu voyou, mais quand on regarde l’artiste… Il ne faut jamais voir l’homme, on est presque toujours désillusionné.» Mais quelques mois plus tard: «Debussy a une nature de musicien bien curieuse; quelles jolies mélodies, que de choses particulières mais malheureusement inexécutables.» En fin de compte, seul Bizet reçoit des éloges sans réserve: «J’ai été voir Carmen avec Galli-Marié et j’ai passé une soirée délicieuse. Quelle musique merveilleuse, de vérité et de couleur!»
Quant aux autres, ils sont souvent exécutés en peu de mots: Erkel («C’est absolument mauvais et dépourvu de couleur locale.»), Marschner («Fort ennuyeux»), Tosti («Ils m’énervent ces compositeurs à l’eau de rose qui n’écrivent que des romances idiotes et qui viennent poser, avec une belle fleur à la boutonnière et la bouche en cœur. Quand je vois cela, j’ai des nausées et je préfère tourner la tête que de les regarder faire leur foire.») Liszt, qu’il rencontre à Rome puis à Budapest – un récit désopilant qui justifie à lui seul l’acquisition du livre – n’échappe pas à ce jeu de massacre: «Il a également joué un Angélus de lui, bien embêtant.»
«C’est drôle comme je me suis attaché à la Villa Medici; je regrette positivement de n’avoir à y passer que trois ans.» Le lecteur éprouvera sans doute le même pincement au cœur à abandonner Pierné à l’issue de la narration des «plus belles années» de sa vie.
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Simon Corley
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