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05/15/2003 Gustav Mahler : Symphonie n° 3 Anne Sofie von Otter (mezzo)
Wiener Singverein, Wiener Sängerknaben, Wiener Philharmoniker, Pierre Boulez (direction)
Deutsche Grammophon
L’intégrale des œuvres de Gustav Mahler sous la direction de Pierre Boulez se continue avec cet enregistrement de la monumentale Troisième Symphonie, inspirée de l’esprit de la nature des forêts et montagnes autrichiennes où le compositeur se réfugiait entre deux saisons d’Opéra à Vienne.
Si l’on pouvait s’attendre à ce que Boulez soit dans son élément dans la Sixième Symphonie, véritable chaînon manquant entre le Wagner du Crépuscule des dieux et les Pièces opus 6 d’Alban Berg, la surprise de cette intégrale a été la réussite de la Première Symphonie, œuvre certes «mahlérienne», mais bien plus «classique» dans sa forme et son esprit que les Sixième, Neuvième ou Le Chant de la Terre.
Des qualités similaires se retrouvent dans cette version de la Troisième Symphonie, avec en particulier une fidélité absolue à toutes les indications laissées par le compositeur. Partition en main, on ne peut qu’être émerveillé par le fait que chacune des indications du compositeur est respectée à la lettre. Les changements de tempo, les équilibres instrumentaux pour réaliser la polyphonie mahlérienne si caractéristique du compositeur, l’exactitude rythmique, les indications de portamento... Tout est là. Boulez dirige non en interprète mais de «compositeur à compositeur» en respectant le texte comme personne. (Pour être exact, cinq mesures après le chiffre 9 dans le cinquième mouvement, il fait jouer des cuivres qui ne figurent pas sur mon édition Universal. Peut-être a t-il eu accès à une édition récemment révisée, comme Simon Rattle dans sa récente série de concerts de la Cinquième Symphonie?).
L’Orchestre philharmonique de Vienne est en état de grâce. Chaque pupitre est à son zénith : la finesse des cordes, la sonorité des instruments à vent, le trombone solo du premier mouvement... mais ce qui est le plus marquant est la qualité collective de l’orchestre. Boulez obtient de son orchestre un remarquable équilibre de timbres, en particulier au niveau des instruments à vent. C’est le cas lorsque Mahler va équilibrer cuivres jouant piano et les bois forte ou mezzo forte, une combinaison souvent pratiquée par un Schubert ou un Johann Strauss. Les exemples abondent: dans le cinquième mouvement, où Mahler fait entrer une trompette sur la nuance forte alors que les cors jouent piano, dans le dernier où Mahler double le pupitre des trompettes avec le quatrième trombone. Boulez pousse et challenge son orchestre pour en tirer de superbes sonorités et toujours dans un esprit musical. Seule très minime réserve, Anne Sofie von Otter, malgré la beauté de son timbre et son intelligence coutumière du texte, n’a pas le format quasi-wagnérien qu’avaient en leur temps des chanteuses comme Jessye Norman ou Christa Ludwig.
Plusieurs critiques ont reproché à Boulez son objectivité. (Je renvoie en particulier le lecteur au compte rendu du concert new-yorkais de ces mêmes artistes par notre correspondant Frederick Kirshnit). Ce commentaire est à la fois vrai et faux. Il y a de nombreux endroits où Boulez semble être moins expressif que ce que d’autres chefs nous ont fait écouter dans ce répertoire mais la lecture de la partition révèle qu’en fait Boulez ne fait que suivre le texte. Dans les dernières pages du sublime sixième mouvement, un des sommets de la musique de Mahler, Boulez est plus direct et moins grandiose que de nombreux chefs qui font jouer leur l’orchestre avec triple fortissimo. Or le texte est sans équivoque : Mahler marque dans les dernières mesures uniquement un simple forte aux cuivres (même sur la dernière mesure, contrairement aux autres mouvements de cette œuvre), un double fortissimo aux bois et cordes et l’indication Nicht abreisen - Ohne diminuendo (tenir sans baisser). Le climat rendu par Boulez est différent de ce que font de nombreux chefs mais issu de ce que demande la partition. Les autres chefs se sont laissés aller et ont ajouté leur interprétation mais leur apport est une trahison même légère du texte et donc probablement de l’esprit.
Boulez est finalement peut-être le seul à ne pas avoir chercher à faire que Mahler soit un cousin lointain de Tchaïkovski (Bernstein), Strauss (Mehta), ou Schoenberg (Rattle). Chacun de ces chefs a en son temps enrichi notre compréhension et connaissance de sa musique. Mais c’est sans conteste Pierre Boulez qui nous apporte aujourd’hui un éclairage nouveau sur l’œuvre de cet extraordinaire et fascinant compositeur.
Antoine Leboyer
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