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01/13/2003
Franz Schubert : Die schöne Müllerin, D. 795
Matthias Goerne (baryton), Eric Schneider (piano)
Enregistré à (9-11 octobre 2011) – 71’49
Decca 470 025




Après l'immense réussite des divers récitals donnés avec le Winterreise pour programme - hélas non suivis d'enregistrement, sans doute pour des questions de rentabilité, interférant et se confondant avec le bien plus faible (absence de maturité réelle, pianiste accompagnateur assez littéral) disque réalisé aux côtés de Graham Johnson - Matthias Goerne, avec son même accompagnateur, Eric Schneider, a entrepris la publication du cycle Die schöne Müllerin. Le choix a pu surprendre ; il semblait peut-être moins évident pour cette voix grise qui apparaîtrait plus facilement comme le reflet du morne intérieur de la psyché du Wanderer.


D'emblée, ce qui frappe le plus chez Matthias Goerne est son sens de la figure musicale : la typicité rythmique, le phrasé propre à chaque Lied se chargent d'un sens, d'une vie propres à leurs contextes distincts, ce qui parvient à créer une sincère fascination dès lors que l'auditeur accepte de tendre l'oreille, de s'habituer à son timbre étrange ; il devient alors impensable de s'arrêter ou avant la fin du cycle, ou sans le prix d'un arrachement qui s'apparente de très près à une frustration redoutable.


L'aspect extérieur n'est certes guère flatteur, ni même engageant. En effet, la voix souffre d'un engorgement assez sensible pour incommoder l'auditeur, et la couleur grisâtre du timbre peu faire penser à de la monochromie - qu'elle n'est pas : cherchez dans les subtiles (et infinies) nuances de gris. Une fois cela accepté, et résolu au prix d'une écoute attentive, l'on est immanquablement séduit par le raffinement de phrasés très réfléchis, toujours au service du sens textuel. Et cette voix même que l'on trouvera difforme lors de la première considération de ses procédés d'émission se montre assez édifiante dans l'aigu, s'élargissant avec un très grand naturel, imposante, et riche et discrète, comme intériosée, dans le grave. Dans le médium enfin se concentrent toutes les possibilités de phrasés : la qualité de l'abord des modulations, de l'agencement parcimonieux du vibrato, au service de la phrase, demeurant peu envahissant, mais plus sensible que chez nombre d'interprètes masculins, grâce à son habile modification à des fins expressives. Quant aux variations dynamiques, elles sont plus habitées que chez aucun autre : tandis que les piani, acquérant discrètement leur vibrato au point de contenter le goût de la réalisation sonore, sans jamais se départir de l'intense impression de mal-être qui habitent ces pages à sa voix, communiquent une peine qui ne parvient pas à quitter ce coeur lourd, les forti revêtent quelque chose de terrifiant, telle une force ennemie et destructrice incarnée dans le malheureux locuteur. Le chant de Goerne, c'est proprement cela : une incarnation du sentiment, au moyen d'une approche toute personnelle de l'organisation du phrasé.


Toutefois, il convient de mettre en garde l'auditeur : l'on beaucoup parlé de la filiation entre Dietrich Fischer-Dieskau, que l'on pourrait presque introniser "liederophone", et "notre" Matthias Goerne. La principale relation qui les unit est, outre l'importance de premier plan accordée au Lied dans leur répertoire (priorité absolue pour le jeune Goerne, à bon escient, sa séduction timbrale se montrant assez limitée et demandant trop d'efforts d'adhésion pour s'imposer systématiquement dans des rôles de séduction scénique), la qualité, le goût suprême qu'ils n'ont cessé de désirer insuffler au genre - et leur valeur pour y parvenir.
Que l'on en s'y méprenne pas, cependant. L'approche n'a pas grand chose de commun, sinon, on l'a dit, le goût et, surtout, la pertinence. Là où son illustre aîné - qui a sans aucun doute bien plus de liens avec son autre élève Dietrich Henschel, sur le plan timbral, ainsi qu'à propos de similitudes interprétatives qui dans leur répertoire commun font parfois passer l'élève pour peu inventif - s'est illustré dans la séduction du timbre, des couleurs d'une richesse inégalée, une émission semblant presque légère, et parfaitement équilibrée, le travail au mot, voire à la syllabe près, et dépeint une fresque pleine d'irisions, de détails d'orfèvre, en s'appuyant très fortement sur le déroulement de la mélodie (jusqu'à en privilégier la forme strophique, dans certaines versions), Goerne crée lui-même son univers propre : la mélodie disparaît, elle qui réduit l'expression et cantonne dans l'immobilisme strophique (un petit défaut de Fischer-Dieskau en effet que de trop laisser, apanage de la beauté pure de son chant en plus de la force de son sens, la mélodie s'exhaler, semblable à de puissantes fragrances sonores qui créent, quoique merveilleuses, une insistance sur l'aspect répétitif des structures de nombreux Lieder) au profit de phrasés très travaillés, structurant l'oeuvre non plus dans la forme prédéterminée par le poète ou le compositeur, mais bien par son seul intérêt, son originalité ; très important, le travail de sens ne s'effectue plus au mot, mais au vers, voire à la phrase, don de forme globale, souci de la ligne qui souligne tout un état émotif, moins littéraire que vivant ; enfin, ce n'est plus la beauté de l'art de Schubert teintée d'inquiétude qui est ici représentée, mais bien l'angoisse, celle qui s'exprime chez l'être tourmenté, assortie de la sollicitation apeurée des sens désorientés pour permettre de reprendre la route. Les variations de hauteur semblent par moments décrire la recherche de l'apaisement de l'âme qui erre dans toute la tessiture afin de trouver le repos ; seule l'illumination du propos par les éclairages de l'harmonie schubertienne, toujours aussi tamisés et tempérés, jamais sans frein, nous sauvent du désespoir imprimé par cette lecture pleine de véracité - demi-évidente en ce qu'elle nécessite une confiance, renouvelable à chaque instant, dans le chemin tracé par les interprètes.


Captivant en diable, donc : une fois dépassées l'étrangeté vocale et l'apparente uniformité sombre de ce timbre, nous pouvons vous faire la promesse d'un intérêt sans cesse renouvelé, chaque Lied se trouvant figuré (essentiellement par ses caractéristiques de rythme et de phrasé, de ligne dont l'on a déjà parlé - la "lecture à la phrase") de façon originale, structuré non pas sur la forme poétique ni musicale, mais bien sur le sens, et l'importance, la ligne de chaque phrase musicale, chose assez rare et manipulée avec tant de talent, d'imagination, de juste sensibilité, de réflexion aboutie, qu'elle mérite que l'on s'y arrête pour suivre docilement les pas de ce meunier singulier. Toutefois, selon les sensibilités, l'un ou l'autre des deux artistes évoqués se trouvera investi d'une force de conviction supérieure - travail au mot ou au vers, primauté de la mélodie ou de la ligne, puissance évocatrice des termes ou violence de sourds sentiments, chacun exploitant le tout avec une dose de talent et une intensité dans la communication du sens qui leur vaut un degré semblable et complémentaire d'indispensabilité (néologisme nécessaire pour rendre pleinement l'aboutissement de ces approches).


Achevons par un hommage à Eric Schneider, qui sert d'écrin d'une musicalité incomparable, doté d'un sens de la singularité des pièces (et par conséquents de tempi chaque fois pensés pour servir le drame poétique qui se déroule dans la conscience présentée), d'une précision très incisive, d'un discours à la fois homogène et loquace qui font merveille. Ce récital n'aurait sans doute pas la même valeur sans son lumineux concours. Et l'on se prend à rêver d'une édition prochaine du Winterreise avec Goerne, paré des mêmes valeurs (ah! ce glas qui ouvre les Trockne Blumen, et sur lequel peuvent se développer toutes les nuances successivement adoptées par le chanteur, serait ici à faire pâlir le pessimisme futur de Die Krähe), déjà confirmées au concert - l'adéquation de la voix au sujet en plus, large et sombre, enveloppant jusqu'à captiver intégralement ; valeurs d'autant plus précieuses puisque les caractéristiques sus-décrites relèvent, bien au-delà de l'inspiration, de la nécessité pour réussir une approche complète de cet autre cycle de l'errance.


David Le Marrec

 

 

 

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