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11/10/2002

"Pleurez, pleurez mes yeux..."


Jules Massenet : Le Jongleur de Notre-Dame


Alain Vanzo (Jean), Marc Vento (Le Prieur), Jules Bastin (Boniface), Tibère Raffali (Le Moine-Poète), Jean-Marie Frémeau (Le Moine-Peintre), Michel Carey (Le Moine-Musicien), Jean-Jacques Doumène (Le Moine-Sculpteur), Antoinette Rossi & Amanda Casini (Deux Anges).

Choeurs et Orchestre National de l'Opéra de Monte-Carlo, Roger Boutry (direction)


2 CD EMI n° 5 75297 2 en boîtier plat ; présentation bilingue ; pas de livret.


Enregistré en 1978 au Palais Garnier de Monte-Carlo




Toute la Tétralogie pour le seul Jongleur !!! Par-delà cette boutade quelque peu irrévérencieuse, force est de louanger cette réédition bienvenue que les amoureux de Massenet attendaient depuis des lustres. Les chefs d'oeuvre reconnus, tels Manon,Werther,Thaïs, sont bien représentés par le disque. Il demeure néanmoins tout un pan ignoré de l'oeuvre de ce châtelain d'Égreville, aux mânes bannies par une administration obstinée et obscurantiste, qui risque d’attendre encore longtemps le réconfort de l'enregistrement.


Pro memoria, l'on signalera : Panurge (créé en 1913, soit huit mois après la mort du compositeur), Ariane (1906), Bacchus (1909). Ou bien - jamais «cédéïsées» - la musique de scène pour Phèdre, et Visions, étincelant poème symphonique dont l'orchestration évoque certains musiciens nordiques (Grieg, Sibelius) ou encore Delius, Wagner - voire le Strauss de l'Alpestre ! A ce sujet, il faut souligner la bataille héroïque, comparable à celle menée par Don Quichotte contre les fameux moulins, entreprise par Anne Bessand- Massenet, arrière-petite-fille du Maître, pour tenter de réhabiliter certaines partitions rares.


Cléopâtre, sorte de testament musical, est la dernière que Massenet ait écrite. Elle fut donnée à Saint-Étienne, voici quelques années (l'on dispose d'une une trace sonore chez Koch). Face à l'indifférence totale des maisons de disques, ainsi que l'incuriosité notoire des Français envers leur patrimoine culturel ; cette nouveauté EMI du Jongleur de Notre Dame, opéra datant de 1902, rareté (relative) en tous points magistrale, comble une lacune essentielle. Dans les archives de l'INA, sommeille la version alternative : un enregistrement réalisé en 1973, disparu du catalogue hélas, sous la férule de Pierre Dervaux avec l'orchestre de l'ORTF pour le label «Le Chant du Monde»... La distribution comportait déja Alain Vanzo dans le rôle-titre, Jules Bastin en Prieur ; le truculent Robert Massard, l'un des plus grands barytons à l'ampleur vocale exceptionnelle, en débonnaire Boniface (ciselant avec un art consommé du chant et une diction française superlative les illustres couplets de la «Légende de la Sauge»).


Opéra atypique, conte mystique : les timbres masculins dominent ce Miracle en trois tableaux ; aucun rôle féminin - raison monastique oblige -, même si Mary Garden, créatrice de Mélisande, s'empara du personnage de Jean… dévolu en effet à un ténor ou un soprano. Cette enluminure médiévale est une merveille absolue, portée par une orchestration somptueuse d'une intensité poignante, pathétique, anticipant Tchaïkosky et Puccini (Soeur Angélique).


Qu'admirer le plus ? Des cordes brillant d'un éclat «parsifalien», le grave prélude empli d'un pressentiment obituaire : au dernier acte, des tonalités crépusculaires et endeuillées évoquant - justement - l'acte III de Parsifal ; une écriture élaborée aux vents, dans laquelle passe un souffle wagnérien. En outre, au plan vocal, les interventions ultimes du Prieur se souviennent des Monologues de Gurnemanz et de Sachs. L'opéra - concis - était l'un de ceux que son auteur préférait ; il ne dépasse guère l' heure et demie ! Peut-être, son monument le plus achevé.


Assurément, Massenet a pris fait et cause pour ce saltimbanque attachant, acrobate mendiant, tel un SDF enguenillé - qui tomberait de nos jours sous l'empire de la loi «Libertés Locales». Jongleur malhabile, méprisé dont on rit, cet «exclu» s’apparente à ces artistes du métro qui déambulent quotidiennement dans les rames, pour arracher les passagers à leur torpeur matinale. Or, Jean est une âme simple à l'image de son «thème» distillé par les douces sonorités de la viole d'amour imitant la vièle des troubadours.


Les critiques de l'époque saluèrent la richesse des mélodies populaires, la recherche d'un authentique coloris archaïque, les pastiches de vocalises du Moyen Age. Le compositeur, diabolus in musica, a écrit un éloge bouleversant de l'Humilité, de la Tolérance et de la Différence - un plaidoyer passionné en faveur des sans- grade, des obscurs, des marginaux ; en toile de fond, les cris de la rue, ceux de la populace toujours prompte à se gausser du malheur d'autrui. Jules Massenet, ce diamantaire, a édifié un vitrail phosphorescent – sans sombrer, ce qui eût constitué un écueil rédhibitoire, dans la démagogie saint-sulpicienne, la religiosité bon teint : voire un sentimentalisme larmoyant suranné, ce que lui reprochent encore certains de ses adversaires au jugement étriqué !


Emblématique, le personnage du Prieur, gardien de l'Ordre Moral - excellent Marc Vento (soave sia il Vento...) - lequel concilie la basse chantante avec un solide timbre de basse noble, empreint de velours cardinalice. Ce Prieur a recueilli notre sympathique jongleur au sein du Couvent de Cluny, aux fins de le «réinsérer» sur le terrain social : il le toise de haut, le rangeant dans la catégorie des parasites. Il saura se départir de son ton sentencieux à la fin, et admettre les vertus candides de Jean, sa joie de vivre, son goût épicurien pour les plaisirs simples et la liberté, son sincère détachement des biens terrestres.


Alain Vanzo, se confrontant à lui-même cinq ans après sa prestation auprès du «Chant du Monde» précitée, endosse à nouveau les oripeaux du Jongleur et livre là une interprétation aboutie du rôle. Timbre clair, juvénile, aigu solaire et rayonnant d'extase, ne faisant plus qu'un avec la prosodie «massenétienne» ! Tout serait à citer ici, «l'Alleluia du Vin», «la Légende de la Sauge» ; et encore, la «Querelle des moines artistes», le récital (ou tour de chant) offert par Jean à la Vierge, «l'Hosanna et l'Apothéose». Jusqu'à l'oraison funèbre prononcée par Boniface : «...il s'envole au bonheur de l'éternel dimanche, plus de chagrin, plus de souci ; il entre dans la céleste ronde». La lecture dramatique, pas du tout «opéra comique» de Roger Boutry, optant pour des tempi parfois très lents ou a contrario fulgurants, parvient à surpasser celle de Pierre Dervaux (remarquable au demeurant, mais émaillée de quelques infimes coupures). Il détaille les multiples trésors d'architecture instrumentale, surtout prodigués au dernier acte, et les sortilèges harmoniques qui sous-tendent cette partition injustement occultée.


Espérons que l'heure viendra pour Le Mage, Don Cezar de Bazan, ou encore Le portait de Manon, et qu'un théâtre parisien (voire Compiègne…) tente l'aventure de ce Jongleur né d’un mélodiste sans pareil, Jules Massenet ; dont le regard pénétrant respirait la bonté.




Étienne Müller

 

 

 

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