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08/11/2002
Albéric Magnard :
Hymne à la Justice Suite dans le style ancien Chant funèbre Ouverture Hymne à Vénus
Orchestre Philharmonique du Luxembourg, Mark Stringer (direction)
1 CD Timpani, 2002, n° 1067
Fort heureusement, certains labels défendent ardemment le patrimoine français, et au-delà, l’immense culture européenne. Sinon des créateurs d’envergure comme Vierne, Ropartz (1) ! Cras, «navigateur-Wanderer», Ohana, Lili Boulanger, Le Flem, pour ne citer que ces exemples ; croupiraient dans les marécages fangeux de l’oubli. De même que Roussel, Tournemire, Rabaud ; voire D’Indy, Dupont, Caplet, Godard… tous subtils orchestrateurs au demeurant, ne jouissant guère des faveurs des salles de concert - c’est un doux euphémisme ! Arrêtons alors un catalogue «leporellien» et le chœur des déplorations pour rendre un vibrant hommage à l’Opéra de Marseille d’avoir, en février 2001, affiché Bérénice de Magnard, que ce compositeur ombrageux tenait pour son chef d’œuvre.
D’autre part, il existe certains chefs téméraires qui s’embarquent pour des mondes parallèles sidérants ; et ce CD choc, incontournable, en apporte une démonstration éclatante. L’hymne à la Justice de Magnard («cédéisé» chez EMI par Plasson) est un manifeste lyrique d’une intensité chevaleresque si l’on peut dire ; une ample architecture flamboyante, une croisée d’ogives harmonique, une Symphonie tragique à la tissure héroïque. Il s’agit d’un édifice marmoréen élevé à la gloire de l’Homme, isolé, en butte à la vindicte populaire - l’affaire Dreyfus nourrit en son temps une polémique passionnée. Les fulgurantes envolées de solidarité de ce compositeur idéaliste (ouïr Guercoeur), miraculeux plaidoyer en faveur de ce soldat humilié, s’inscrivent dans le large sillage de Beethoven et de Bruckner, inventeurs d’arches monumentales et d’espaces sonores infinis…
Quant au cosmique Chant funèbre, sommet du présent disque, vaste mouvement adagio au lyrisme surnaturel, il évoque quelque mont perdu, récif montagneux émergeant d’une brume vaporeuse ; ou planète ennuagée, peuplée de descendantes lointaines des Nornes… Les tout premiers accords enténébrés sonnent comme l’ultime Mahler, celui de la Symphonie n°10, déchirant adieu à la vie dont le pathétisme mâtiné de mélismes lugubres - voire mortifères - rappellent inopinément les miasmes vénéneux de l’Intermezzo d’Adrienne Lecouvreur. Par courts instants, se superposent les harmonies suffocantes d’une insondable - quoique tangible- lamentation désespérée, qui sertissent le dernier Schreker. Écouter pour s’en convaincre l’ouverture de Memnon, fascinant prélude à un grand opéra qu’il n’écrira jamais - et l’on perçoit le degré ultra-sophistiqué d’écriture auquel parvient Magnard, ce Symphoniste pur et diabolique. En l’occurrence, il bâtit un grandiose crescendo apocalyptique que le De Profundis de Novak peut égaler avec ses mystérieuses tonalités ombreuses. Si l’on ajoute, dans le versant chambriste, sa Sonate pour violon et piano très franckiste, Albéric le grand a peut- être livré son opus le plus «abouti», excepté sa Quatrième symphonie. Son Ouverture, quasiment reniée par son auteur, avec sa fanfare de cuivres au son lointain, ne mérite pas un accueil dédaigneux ; il s’agit ici d’une majestueuse et conquérante fantaisie orchestrale de la belle eau .Elle évoque parfois la brillantissime Troisième symphonie pour chœur et quatuor de solistes de Ropartz, exhumée par le chef toulousain Michel Plasson.
Pour conclure, l’Hymne à Venus, partition charnelle qui invite à s’ébattre dans quelque Venusberg paradisiaque, devient sous la baguette experte de Mark Stringer une caresse sensuelle impétueuse, avec des cordes incandescentes qui brûlent d’un désir secret. Ce poème d’amour et de transfiguration, d’inspiration post-berliozienne se situe dans la droite ligne de la scène d’amour de Roméo et Juliette. Pour ce chef américain qui signe là un disque référentiel de musique française, Magnard est comme inné… Sens irréprochable de la cohérence, de la justesse et de l’équilibre au plan de la mise en valeur des divers pupitres en lice (une escouade de cordes bataillant véhémentement avec les vents et les cuivres) - exercice ô combien redoutable chez cet écorché vif utopiste. Avec l’intégrale Sanderling Junior des Symphonies (chez Bis) d’une qualité exceptionnelle, et cette récente manne céleste «timpanique», Magnard sort enfin de la pénombre ; et voit son œuvre complète presque entiérement dévoilée. En attendant Bérénice ?
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(1) Merci à Timpani d’avoir eu le courage en ces temps d’extrême disette discographique d’enregistrer le Pays de ce dernier - opéra aux effluves marins de premier plan.
Étienne Müller
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