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06/10/2002 "Bel Canto" de Renée Fleming
Vincenzo Bellini : La Somnambule, Le Pirate.
Gaetano Donizetti : Maria Padilla, Lucrèce Borgia.
Gioachino Rossini : Sémiramis, Armide.
Renée Fleming (soprano) Kristine Jepson (mezzo-soprano) Choeurs du Mai Musical Florentin, Orchestre de St Luke's, Patrick Summers (direction) 1 CD Decca-Universal, 2002, n° 0 28946 71012 8. Belle présentation, textes intégraux, traduction française
Sauf erreur, Renée Fleming a abordé trois fois à la scène (version de concert comprise) ce fameux répertoire de Bel Canto, qui fait le titre même de ce CD miraculeux ; et dont la terminologie est aussi dangereuse à manier, que la technique et les affects à chanter ! A chaque occasion d’ailleurs, elle a servi l’un des trois « grands » présents ici. En 1993 à Pesaro, de gros risques avec l’Armida de Rossini ; très bonne prestation, conservée par le disque (Sony). En 1999 à Milan, dans l’ « enfer » de la Scala, elle fut de bout en bout une Lucrèce Borgia donizettienne extraordinaire – pour qui détient la bande radio ; mais une interruption, ainsi qu’une vocalise craquée dans la cabaletta finale lui valurent la bronca des rustres du poulailler. Inversement, il y a un mois à Paris, elle a été ovationnée bien à tort, après être passée totalement à côté du Pirate bellinien. Sa surcharge et ses écarts de style, toutefois, semblent davantage imputables au sabordage d’Evelino Pidò qu’à sa complexion propre ; comme nous le prouve le présent travail de studio, réalisé… en décembre 1999, sous la direction, elle très orfèvre, de Patrick Summers.
La technique, donc : Fleming la possède au plus haut point. Rompue à Mozart, c’est à dire au plus difficile, elle se joue des airs assassins à vocalises et contre-notes du Salzbourgeois. Les Parisiens se souviennent d’une Alcina de Haendel (1999, encore) qui a pour le moins marqué. Les traits les plus féroces du rôle-titre – car il s’agit également de bel canto, baroque –, « Ombre pallide » par exemple, ne lui ont causé aucun problème… Et le « Ah ! mio cor », un des plus grands moments de Garnier qu’on ait entendus, n’est pas sans rapport avec l’enregistrement qui nous intéresse. Car on y retrouve, surtout chez cet immense Vincenzo Bellini qui la fit bien souffrir tout dernièrement, des épanchements de chant d’extase et de grâce (spianato), dont des Haendel et des Mozart précisément faisaient leur miel.
Le timbre étant ce qu’il est, le plus beau du monde peut-être ; les moirures et les épanchements dans le haut-médium (toujours ahurissantes, dans Strauss comme dans Previn !) s’ajoutent à une propension stupéfiante à la fioriture de bon goût. Ornement qui n’est pas empois sulpicien, maîtrisant la difficulté et ne reculant devant aucune pâmoison de dynamique. Et quel souffle ! Bref, ce sont bien ici les Jardins Suspendus de Babylone (Sémiramis n’occupe pas pour rien le centre), avec juste deux tout petites fâcheries. Savoir : aux deux extrémités, des vocalises aiguës forte à la limite de la justesse, et tirant un peu sur le « miaulement » (La Somnambule, Lucrèce Borgia). Tout le reste, à l’image d’une Von Otter sur les plates-bandes si fréquentées de Schubert par exemple, est d’un niveau superlatif et novateur, qu’on attendait depuis longtemps, dans pareil jardin de Klingsor à l’italienne.
Il fallait franchement oser, à l’ombre des Callas, Sutherland, Caballé, Gencer, Sills… Même si l’on peut douter de la capacité de Renée Fleming à habiter tous ces personnages à la scène - encore que, très bien dirigée, elle sait aussi chanter « avec les tripes » (Alcina, Un Tramway nommé Désir) - le florilège présenté dispose d’un autre atout : l’intelligence de son ordonnancement, la reine Sémiramis étant, on l’a dit, au cœur. La tendre Amina de la Somnambule ouvre le bal, refermé par l’empoisonneuse Lucrèce Borgia. Les fragiles mais déterminées Maria Padilla et Imogène du Pirate s’interpolent avec habileté. Et c’est la magicienne Armida, créature irréelle, qui grimpera sur les plus hautes cimes. Deux Rossini, deux Bellini et deux Donizetti, tous entrelacés… Des airs rares (Maria Padilla) voisinent avec des « tubes » (Sémiramis, justement) ; les écritures si diverses des trois maîtres s’opposent et se complètent avec naturel. Ce qui fait aussi de ce disque une parfaite initiation en douceur, sans lourde pédagogie, aux mille aspects du chant transalpin de cette époque.
La Borgia de Fleming est unique, d’autant plus criante de vérité (« E spento ! ») que la voix de l’Américaine est dotée d’une résonance maternelle naturelle. Mais elle sait alléger, et s’investir dans une somnambule aussi ténue et émouvante que le fil de ses divagations nocturnes. Tout comme Imogène, bien plus convaincante ici qu’au Châtelet, dans une manière de rêve d’Elsa bellinien. Maria Padilla est languide et berçante à souhait, dans son dialogue avec sa suivante Inès. Mais : c’est encore Rossini qui réserve le plus étonnant. Après tant de devancières récitalistes, la chanteuse sait faire du neuf avec Sémiramis ; reine meurtrière, certes ; mais aussi… amoureuse. On n’a pas souvent entendu de diminutions et d’enjolivures aussi érotiquement expressives dans « Bel raggio lusinghier » ! Il suffit de suivre la pente pour atteindre l’apogée : l’ensorceleuse Armida cherche bien à faire succomber le paladin Rinaldo par ses charmes. Encore supérieure à ses sessions pésaraises, Renée Fleming domine cet air à variations si original (et si crucifiant) d’un bout à l’autre ; donnant au crescendo un mouvement lascif à perdre la raison. Un aspect qu’on ne lui soupçonnait peut-être pas assez.
Elle y est magnifiquement aidée par Patrick Summers et l’Orchestre de St Luke’s. Les tempi sont très modérés, avec des couleurs instrumentales magnifiques, une écoute de la prima donna qu’on souhaite à beaucoup. L’équilibre des masses chorales est sauvegardé ; surtout, le chef sait, par des petits détails très parlants, faire la différence entre les trois compositeurs ; que bien des personnes encore aujourd’hui associent, dans une supposée manufacture de rossignolades uniformes. Sous son apparat – aujourd’hui inévitable – très « marketing », ce CD est un incontestable bijou ; et un véritable travail d’artisanat, autant que d’art pur.
Jacques Duffourg
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