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04/23/2025
Maryvonne de Saint Pulgent : Les musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez
Gallimard « Bibliothèque illustrée des Histoires » – 544 pages – 35 euros





Le sujet tel que ressortant du titre de l’ouvrage ne peut qu’intriguer et attirer, au croisement de la musicologie et de la politique. La qualité de l’édition, agrémentée de quatre‑vingt‑six illustrations, l’important travail de rassemblement de données, l’extrême précision des rappels historiques, l’abondance des notes (quatre‑vingt‑cinq pages), quoique d’un maniement malaisé, l’ampleur de l’index (dix‑sept pages) ne peuvent de leur côté qu’impressionner. Cependant le titre ne reflète pas vraiment le contenu de l’ouvrage et on se noie rapidement dans des développements sans lignes de force et qu’on aurait aimé bien plus analytiques.


Le titre – Les musiciens et le pouvoir en France – ne traduit tout d’abord qu’imparfaitement les dix gros chapitres du livre. En premier lieu, il n’est quasiment question que de compositeurs français. Ne sont pas évoqués, ou fort peu, les interprètes, solistes ou orchestres, tous ceux qui font pourtant vivre la musique sans forcément en écrire. Pourtant, il y aurait eu matière, avec la création d’ensembles incroyablement variés sous la Royauté jusqu’à Alfred Cortot sous Vichy et Renaud Capuçon, quasiment de toutes les célébrations de la République aujourd’hui. En deuxième lieu, ne sont détaillés que les relations « positives » entre les compositeurs et le pouvoir. Des contestataires, on n’en parle pas vraiment. En troisième lieu, le pouvoir n’est pas défini. Or, il y en a différentes formes. Il n’y a pas que l’Etat. Il y a l’Eglise ; il y a les régions, les départements et surtout les communes, qui ont pu par exemple investir dans des théâtres ou des salles de concert. Il y a aussi le pouvoir économique, qui peut s’exprimer au travers du mécénat, et certains ajouteraient volontiers le pouvoir exercé par des hommes au détriment des compositrices. Il aurait fallu distinguer tout cela. Mais ce qui déçoit le plus, c’est la lecture purement chronologique des relations entre certains compositeurs et l’Etat ou ses institutions satellites, au détriment d’une approche analytique qui aurait sans doute été plus intéressante. Et, finalement, il n’est guère question de musique. Or l’autrice, qui connaît fort bien la musique puisqu’elle a été Premier prix de piano au Conservatoire de Paris et professeure associée de musique et musicologie à l’université Paris‑IV Sorbonne, n’explique pas en quoi l’intervention de l’Etat a pu conduire à imposer ou renforcer certains styles à telle ou telle époque, bref à de l’art officiel, et en quoi la musique diffère, ou pas, des autres arts, par exemple de l’architecture, des arts « solides » pourrait‑on dire, ceux qui laissent des traces tangibles et non éphémères comme elle, fuyant comme le temps. Enfin, la France se distingue‑t‑elle tellement des autres pays ? Purcell, Händel et Elgar n’étaient‑ils pas des compositeurs officiels et Dowland ou Britten des artistes ayant eu maille à partir avec le pouvoir outre‑Manche, à des époques bien différentes au demeurant ? Wagner, soutenu à bout de bras par Louis II de Bavière, n’a‑t‑il pas été récupéré ensuite par les nazis avec Bruckner, Richard Strauss, Orff ou Pfitzner ? Les figures de Verdi en Italie ou, mieux, de Rodrigo en Espagne, de Mossolov, de Prokofiev ou de Chostakovitch en Union soviétique ne rappellent‑elles pas que les pouvoirs forts, ailleurs, se sont aussi intéressés à la musique comme outil politique ? Et puis, un compositeur qui souhaite monter un opéra ne doit‑il pas, quels que soient l’époque et le pays, s’appuyer de son côté sur une institution pour le voir exister ? Le type de musique implique en effet des relations différentes avec le pouvoir. Alkan n’est pas cité dans l’ouvrage et Chopin l’est à peine : c’est normal, leur œuvre tourne essentiellement autour du piano, instrument solitaire le plus souvent. On comprend que Berlioz le soit bien davantage.


Un autre élément peut gêner. Il concerne Boulez. Nonobstant le style apparemment neutre de l’autrice, on voit bien qu’elle n’apprécie guère l’influence que le personnage a pu avoir. Elle la juge démesurée, extravagante, mais sans expliquer pourquoi. L’ouvrage ne débute pas par Lully, contrairement à ce qu’on pourrait croire au vu de son titre, mais en fait par Boulez et il se termine par Boulez. On sent l’obsession. Maryvonne de Saint Pulgent, qui n’évoque à aucun moment la richesse de son catalogue, l’intelligence iconoclaste de ses vues, sa brillante carrière de chef d’orchestre, à la clarté légendaire, le soutien qu’il a pu apporter à de jeunes compositeurs, sans chercher à s’enrichir, sans rechercher les honneurs, n’admet pas qu’il ait pu être soutenu sous quatre présidents de la République pour que soient créés successivement l’Ircam, l’Ensemble intercontemporain, la Cité de la musique et la Philharmonie de Paris, sur, qui plus est, crédits publics. Aurait‑elle préféré que rien de tout cela ne fût monté ou construit ? Boulez devait‑il rester à l’étranger, sa vraie patrie étant la musique ? S’installer aux Etats‑Unis comme Varèse ? Ces institutions auraient‑elles pu être créées sans crédits publics ? Evidemment pas. Si le critère de jugement doit d’ailleurs être le rapport entre l’investissement et l’auditoire, angle d’attaque sous‑jacent quand même, il faut tout de suite condamner France Musique et l’Opéra Bastille et transférer illico les cendres de Johnny Hallyday au Panthéon. L’autrice ne manque évidemment pas de rappeler les jugements à l’emporte‑pièce, parfois contradictoires au demeurant, de Boulez, ses coups de gueule, ses injures, son sectarisme déplaisant, ses fatwas aussi injustes que bêtes (mais parfois drôles). C’est que les artistes ne sont pas toujours gentils entre eux. Rameau, Berlioz, Saint‑Saëns ou Debussy ont eu des dents bien dures pour leurs petits camarades. Maryvonne de Saint Pulgent fourbit les armes de la contrattaque et étale avec gourmandise les appréciations critiques de Jean‑Paul Aron, Michel Schneider ou Benoît Duteurtre sur Boulez. Mais est‑ce l’essentiel ? Aujourd’hui, le nom de Boulez est célébré partout sur la planète et ce n’est pas son entregent qui l’explique. On peut parfaitement ne pas apprécier sa musique – j’ai du mal personnellement avec sa Troisième Sonate – mais on ne peut nier l’importance historique et artistique du personnage, au même titre que celle de Stockhausen, l’autre pape de la musique contemporaine.


Le titre de l’ouvrage le rapproche de Lully nonobstant l’anachronisme de la comparaison et la distance entre les deux figures, l’une ayant vécu sous la Monarchie absolutiste, l’autre sous ce qu’on appelle fréquemment une « Monarchie républicaine » mais quand même démocratique. Il est vrai qu’on a accusé Lully d’avoir tué, à force d’intrigues, la concurrence et exercé un magistère démesuré, comme Boulez, laisse‑t‑on entendre dans l’ouvrage, mais la « dictature » de Lully a été d’autant plus mal acceptée que, lui, était étranger, Italien, dans un contexte nationaliste très particulier qui n’a rien à voir avec la France du vingtième siècle. Or on peut observer que sa musique a largement été réhabilitée, notamment par les baroqueux. Le pouvoir n’exclut donc pas le talent. Et de toute façon son pouvoir n’a pas été plus important que celui d’un Michel‑Richard Delalande, un grand cumulard de fonctions officielles. Boulez est fort loin quant à lui d’avoir occupé toutes les fonctions d’un Marcel Landowski, directeur de la musique de la Comédie-Française, directeur de la musique au ministère de la culture (près de dix ans), inspecteur général de la musique, directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux‑Arts, chancelier de l’Institut de France, président de la Fondation Maurice Ravel, fondateur de l’association Musique nouvelle en liberté, le tout couronné par le grade de grand officier dans l’ordre de la Légion d’honneur. Le tout pour un bilan artistique des plus modestes. C’est que les honneurs et les titres, comme par exemple enseignant au Collège de France – ce qu’a été un Karol Beffa – ne démontrent pas forcément le génie musical.


Cela étant, Boulez n’aurait peut‑être, voire sans doute, pas été un bon directeur de la musique. Son fameux « Non » à Malraux était probablement la meilleure option possible tant pour le compositeur que pour l’Etat. Maryvonne de Saint Pulgent dresse d’ailleurs le bilan administratif de Landowski et il est loin d’être négligeable. L’organisation aujourd’hui de la musique en France lui est due ; on y reviendra. On imagine mal Boulez en avoir été l’initiateur au détriment de son œuvre musical.


Entre les figures de Lully et Boulez, l’autrice détaille les querelles des Ramistes et des Lullistes, des Bouffons, des articles sur la musique dans l’Encyclopédie, et des Gluckistes et des Piccinnistes dans lesquelles on se perd un peu. Elle évoque ensuite la période révolutionnaire, l’importance de la franc‑maçonnerie, les figures de Gossec, de Grétry et de Méhul, mais la masse écrasante de détails fournis nous éloigne souvent du sujet. Pourtant, le phénomène de La Marseillaise, de son histoire de Rouget de l’Isle à Valéry Giscard d’Estaing viaBerlioz, n’est en rien abordé alors qu’il y avait matière, comme avec le Vive la France de Déroulède et Gounod, et ne traite pas vraiment l’influence du style requis par le pouvoir sur l’instrumentation et par ricochet sur la facture instrumentale. L’autrice ne parle pas non plus de l’explosion des chansons contestataires ou patriotiques à la fin de la Monarchie ou sous la Révolution. Elle n’évoque pas l’histoire mouvementée des orgues et des organistes. On trouvera finalement plus d’analyses dans le Hélène de Montgeroult de Jérôme Dorival . Y figurent d’intéressants développements sur les goûts musicaux de Robespierre et des révolutionnaires d’une façon générale ou sur les conditions de création du Conservatoire à l’instigation du militaire Bernard Sarrette. Sur la période, doit être également conseillée l’exposition « Musique et République » en cours aux Archives nationales à Paris (jusqu’au 14 juillet 2025).


La partie consacrée aux musiciens de Napoléon, Lesueur et Spontini, n’est pas toujours convaincante non plus. Il y est rapporté l’amour de l’Empereur pour la musique. C’est du moins ce qu’ont dit les inévitables flagorneurs de l’époque dont on rapporte les propos. Dans le Mémorial, il n’y a pourtant pas un mot sur la musique et les compositeurs. La musique militaire est une chose, la musique sans doute une autre.


L’influence des conflits franco-allemands (1870, 1914, 1939) ou des expositions universelles et la découverte de musiques extra‑européennes sur la création musicale se perd dans une masse d’informations qui nous éloigne là encore de l’essentiel. On a ainsi droit au constat selon lequel Fauré « se laisse [...] aller à son donjuanisme naturel et fait en 1883, à quarante ans, un mariage de raison avec la fille du sculpteur Emmanuel Frémiet, un autre artiste désargenté, avec laquelle il a deux fils ». Bon... De même, il aurait été intéressant d’établir une histoire de la commande d’Etat, avec ses bénéficiaires et ses recalés, ses périodes fastes et ses déclins. Celle de la création en 2022 d’In nomine lucis de Pascal Dusapin pour le Panthéon, qui n’a accueilli jusqu’à présent aucun compositeur faut‑il souligner, y aurait eu par exemple toute sa place. On aurait pu et dû rappeler par ailleurs les grandes étapes du mouvement orphéonique et de la pédagogie musicale dans les écoles avec ses hauts et ses bas comme l’enseignement de la pratique au travers de l’initiation à la flûte, un désastre. On s’étonne que ne soit pas relatée la genèse de la Fête de la musique, toujours une belle occasion pour ceux qui ne savent pas jouer d’un instrument de le montrer. Enfin, une histoire des goûts musicaux de ceux qui nous dirigent aurait été intéressante dans le cadre d’un ouvrage, inversé en quelque sorte, partant non des compositeurs mais de ceux qui ont exercé le pouvoir, de Louis XIV à nos jours, en passant par Talleyrand ou le duc de Morny. Pour la période récente, les cas rares des ministres Jean Zay et Catherine Tasca qui ont fait preuve de quelque culture musicale auraient été alors analysés. Ceux de Valéry Giscard d’Estaing et Emmanuel Macron auraient pu l’être aussi dans ce cadre, en tout cas davantage, tout en constatant que l’homme politique s’intéresse en général, à l’instar de De Gaulle, Pompidou ou Mitterrand, beaucoup plus à la littérature, quand ça arrive, qu’à la musique, l’obsession actuelle étant surtout de ne pas passer pour élitiste, quel que soit le domaine. La consternation de Jack Lang et du Gouvernement en 1983 face à la création du Saint François d’Assise de Messiaen, à son sujet comme à son traitement musical, qui n’est pas évoquée, a été assez symptomatique.


Mais le plus surprenant réside dans l’absence de chapitre particulier sur les musiciens et Vichy. Certes quelques éléments d’information sont distillés ici ou là à l’occasion de rappels biographiques mais il n’y a pas d’analyse globale. Pourquoi ce trou ? Ne s’est‑il rien passé ? Des musiciens n’ont‑ils pas été évincés de leur poste d’enseignement, interdits de scène parce que compositeurs « dégénérés », tandis que d’autres comme Florent Schmitt, Alfred Cortot, Germaine Lubin pouvaient fréquenter ostensiblement les uniformes allemands et parader ? Certains comme Henri Dutilleux, Francis Poulenc ou Joseph Kosma ont eu d’autres réflexes. Au-delà, les figures contestataires comme Edgard Varèse, Louis Durey ou Paul Méfano sont quant à eux soit négligées soit ignorées tout simplement dans l’ouvrage.


Cela étant, dans ce qui apparaît comme une suite de biographies, assez classique somme toute, il reste beaucoup de choses méritant une lecture attentive. C’est le cas des passages sur le rapport entre théâtre, ou paroles, et musique, cette dernière intéressant évidemment moins le pouvoir lorsqu’elle est « pure ». Le « cas Berlioz » est finement décortiqué, un compositeur immaîtrisable, se brouillant avec la terre entière et qui survit grâce à ses articles rageurs dans la presse et sa direction d’orchestre, principalement à l’étranger, un peu comme Boulez finalement. Sont passionnantes les pages sur Vincent d’Indy, révélateur de la musique ancienne, fondateur de la Schola Cantorum, dont le nom est passablement oublié et a même été désinscrit d’un fronton de collège parisien en 2013 parce que le compositeur était antidreyfusard. Les débouchés représentés par les salons, le cinéma et le disque lorsque la crise économique arrive en France avant‑guerre sont bien décrits. Mais ce qui peut retenir encore davantage l’attention concerne la figure de Marcel Landowski et ses projets d’augmentation de l’emploi musical professionnel, de développement d’orchestres régionaux, de densification du réseau d’écoles de musique, d’amélioration de la qualité des formations, de création d’un nouvel orchestre (l’Orchestre de Paris), de renforcement de l’Opéra de Paris avec Rolf Liebermann et d’augmentation des commandes. L’autrice détaille, comme si on y était, les chicayas et les guerres de clans ou de chapelles qui minaient à l’époque le ministère de la culture – pathologie qui semble toujours présente dans ce ministère – mais la situation de la musique en France aujourd’hui doit beaucoup à Marcel Landowski. L’ouvrage peut être ainsi vu comme un juste hommage à une figure assurément moins brillante que Boulez mais à qui la vie musicale française doit beaucoup.


Stéphane Guy

 

 

 

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