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01/19/2025 « Sorcellerie »
Franz Liszt : Sonate en si mineur, S. 178 (transcription Camille Saint‑Saëns)
Manuel de Falla : El amor brujo : « Danza ritual del fuego »
Paul Dukas : L’Apprenti sorcier
Modeste Moussorgski : Une nuit sur le mont Chauve (transcription Nikolaj Arziboucheff) Duo Jatekok : Naïri Badal, Adélaïde Panaget (piano)
Enregistré aux Studios de la Buissonne, Pernes-les-Fontaines (13‑16 février 2023) – 54’46
Alpha Classics 1083 (distribué par Outhere)
Un mot pour commencer sur la présentation de ce nouveau concept album du duo formé par Naïri Badal et Adélaïde Panaget. Si l’on apprécie que le tire en soit pour une fois français (« Sorcellerie » et non Witchcraft, comme cela aurait pu !), il est manifeste que le « produit » a fait l’objet d’un marketing certes très soigné, mais d’un goût discutable : mise en avant du thème, bien dans l’air du temps, de la sorcellerie néoféministe, photos suggestives des deux jeunes interprètes (cf. l’image de couverture), couleurs acidulées du digipack, raccord avec les costumes
S’il en va ainsi du contenant, qu’en est‑il du contenu ? Le thème choisi pour l’album, celui de la sorcellerie, est aussi intéressant qu’il est périlleux, car il s’agit d’être en mesure d’assumer les risques assurément « diaboliques » d’un tel programme.
Placée en ouverture du disque, la transcription de la Sonate en si mineur par Saint‑Saëns est selon toute apparence la pierre angulaire du « projet ». Réalisée en 1914, cette adaptation du chef‑d’œuvre virtuose et métaphysique de Liszt a été exhumée de la BNF et signalée par les organisateurs du Festival Radio France au Duo Jatekok, qui s’en empare avec « leur fougue et leur énergie contagieuse » (comme dit le texte du livret). Disons d’emblée que nous ne sommes pas gagnés par cette contagion et que cette découverte n’est pas selon nous une réussite, tant l’œuvre sonne de manière prosaïque par rapport à sa version initiale. Choisissant de distribuer les difficultés entre deux claviers, Saint‑Saëns rend par‑là caduc le défi virtuose presque sans équivalent que représente l’interprétation de la Sonate en si mineur. Or, c’est dans son approche ardue et par la confrontation féroce avec ses chausse‑trapes que le monument de Liszt prend toute sa grandeur dans sa version soliste. La jouer à deux pianos, quatre mains et vingt doigts, c’est un peu comme gravir l’Himalaya à dos de lama ou faire le Vendée Globe avec un bateau à moteur : l’aventure perd une bonne partie de son caractère exaltant. Ainsi « répartie » sur deux claviers, et bien qu’« augmentée » de quelques traits de virtuosité (arpèges, accords doublés à la basse...), elle semble comme épaissie et privée d’élan ; elle n’a ni le souffle, ni l’éloquence de la version pour piano seul, et sa progression narrative haletante (peut‑être inspirée par le mythe de Faust) s’efface au profit d’une série d’effets instrumentaux, qui ne compense pas les menus décalages parfois gênants entre les deux pianistes. On perd donc rapidement le fil, au point qu’on est presque soulagé d’en arriver au bout. Les grandes lectures de la Sonate en si mineur (non triturée de la sorte) ne manquent pas, et il n’est pas difficile d’en trouver qui soulignent bien mieux les « sortilèges » et le « démonisme », celle de Martha Argerich par exemple ou mieux encore, celle de « Satan au piano » en personne, Vladimir Horowitz.
Le problème est le même avec la « Danse rituelle du feu » de Falla : quel est l’intérêt de cette page virtuose entre toutes dans sa version pour pianos seul, sinon celui de la prouesse pianistique ? Or, dans cette adaptation découpée et partagée entre deux claviers, la prouesse, la bravura instrumentale et la griserie qui en découle sont forcément amoindries, d’autant que les claviers de Mmes Badal et Panaget sont bien peu dansants et passablement lourds.
Les choses s’améliorent avec les deux derniers morceaux du programme, dans la mesure où il s’agit non pas d’« extensions » d’œuvres pour piano seul, mais de « réductions » de pages orchestrales. La démarche de transcription ou d’adaptation fonctionne mieux dans ce sens, où il s’agit de suggérer les dimensions et les couleurs de l’orchestre avec deux claviers, plutôt que de surcharger et gonfler une page soliste. Réalisée par Paul Dukas lui‑même, la transcription de L’Apprenti Sorcier est ainsi très habile et presque aussi savoureuse que l’original. Il en va de même avec Une nuit sur le mont Chauve, qui donne lieu à un sabbat de tous les diables. Des traits rappelant fidèlement le clavier des Tableaux d’une exposition, mais aussi des ruptures de ton et des convulsions très modernes, anticipant Prokofiev ou Bartók : tout cela est bien mis en valeur par le Duo Jatekok, manifestement plus à l’aise dans ce registre ludique et distancié (rappelons que les deux derniers morceaux du disque figurent au programme de l’inusable Fantasia de Disney) que dans la métaphysique de la Sonate en si mineur.
Reste à savoir ce que ces deux jeunes pianistes veulent et peuvent faire de la suite de leur parcours artistiques. Après « Danses » en 2015 (Borodine Ravel, Grieg, Barber, tous plus ou moins transcrits), « Les Boys » en 2018 (Trotignon, Poulenc, Brubeck), « Le Carnaval des animaux » en 2021 (affublé d’un texte de l’humoriste Alex Vizorek) et « Duo Jatekok plays Rammstein » en 2022, n’ont‑elles pas épuisé la formule de l’album conceptuel et « décalé », mêlant transcription de « tubes » classiques et cross over avec le jazz ou le hard rock ? Ne serait‑il pas temps de passer à autre chose que ces disques classiques, mais easy listening et bien « packagés » ? Il y a tant de chefs‑d’œuvre dans la littérature pour quatre mains ou deux pianos, dont beaucoup sont trop peu joués...
Le site du Duo Jatekok
François Anselmini
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