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01/12/2025 Vincent d’Indy : Ecrits (Vol. 3 : 1919‑1931) Rassemblés et présentés par Gilles Saint Arroman
Actes Sud/Palazzetto Bru Zane – 704 pages – 45 euros
Sélectionné par la rédaction
La parution du troisième et dernier volume des écrits de Vincent d’Indy (1851‑1931) vient couronner une entreprise engagée voici cinq ans : colossale, bien sûr – plus de 2 000 pages – mais, avant tout, opportune. Alors que le compositeur n’a désormais guère l’honneur du concert ou du disque, pas même une œuvre telle que la Symphonie « Cévenole » qui fut pourtant autrefois un tube, et que la personnalité de ce catholique fervent et de stricte obédience est controversée, il est plus qu’utile de pouvoir se faire une idée aussi précise et complète de l’homme, du théoricien et parfois même du polémiste.
La période considérée est celle de la consécration de celui qui, après la disparition de Saint‑Saëns (1921) puis de Fauré (1924), confirme son statut d’autorité et de référence, à la fois doyen de la musique française – si l’on excepte Widor, de sept ans son aîné –, figure officielle (il est promu grand officier dans l’ordre de la Légion d’honneur) et directeur-fondateur d’une Schola Cantorum qui, créée un quart de siècle plus tôt, s’est solidement installée. A différents titres, le vigoureux septuagénaire déploie une activité impressionnante : direction de la Schola, déplacements auprès de certaines de ses « succursales » de province, tournées internationales durant lesquelles il dirige et donne des conférences (Etats‑Unis, Algérie, Suisse, Prague par deux fois, Liège, Barcelone, Hongrie). Il ne lui reste donc que l’été, passé à Agay (Saint‑Raphaël), pour composer ses dernières grandes pages symphoniques (Poème des rivages, Diptyque méditerranéen, Concert), une « comédie musicale », de façon plus inattendue (Le Rêve de Cinyras), mais principalement de la musique de chambre.
Présentés par ordre chronologique, précédés d’une éclairante introduction de Gilles Saint Arroman, qui les annote et commente minutieusement, et assortis de précieux index (œuvres de d’Indy, notions, personnes), les textes sont de nature et de volume très différents : discours, conférences, préfaces, articles, hommages, lettres, réponses à des enquêtes de presse, remerciements, recommandations...
Les questions d’ordre esthétique tiennent bien évidemment une grande place. Sans surprise, le panthéon d’indyste associe à son sommet le chant grégorien (« le principe de toute musique »), Bach, Beethoven, Wagner et le « père » Franck, avec également en bonne place des créateurs aussi variés que Palestrina, Monteverdi, Rameau, Gluck, Haydn, Mozart, Weber ou Schumann. Certains suscitent des avis plus mitigés : Mendelssohn, Liszt, Brahms (les différents récits que d’Indy, porteur d’un message de Franck, donne de sa rencontre avec lui ne manquent pas de sel), le Stravinski d’avant Le Sacre, Prokofiev (s’il « voulait bien ne pas trop songer à "tomber" Strawinsky, il pourrait sortir de son cœur un peu d’émotion... qui gagnerait vite l’âme des auditeurs »).
Et d’autres sont victimes d’un esprit et d’une plume acérés, voire cruels, parfois drôles, souvent de mauvaise foi : Grieg, Mahler (« interminables symphonies [...] qui nécessitent deux mille exécutants et trois heures d’attention continue de la part du public, une débauche d’œuvres démesurées sans cause et dépourvues des solides éléments d’art qui auraient pu en excuser l’excès »), Strauss, Reger, Schönberg (« musique inutile... et un peu bébête », à propos des Pièces opus 16), Kreisler, Varèse, Korngold (« du Puccini avec des fausses notes », à propos de La Ville morte), les Italiens (« Je n’aime pas beaucoup Puccini, dont la musique, – à part l’assez jolie opérette sur La Vie de Bohème, – est d’une vulgarité que ne compense aucune aspiration d’art véritable »), le cantique Minuit, chrétiens (« point d’hésitation, c’est une musique ignoble, une musique de cabaret, et je le répète : une musique d’ivrogne »), le jazz, les virtuoses...
La musique française tient évidemment une place prépondérante. Trouvent grâce Couperin, l’opéra-comique du XVIIIe, Alkan, Guilmant, Bizet, Chabrier, Fauré, Debussy (« Ses innovations correspondaient à l’expression d’une personnelle et merveilleuse sensibilité »), Magnard, Dukas, Ravel, ainsi que ses élèves Satie (« moins instruit que ses condisciples, mais aimant sincèrement la musique et ayant au moins le bon goût de ne point s’attaquer à des formes qu’il sait ne pas pouvoir mener à parfaite élaboration »), Witkowski, Roussel, Séverac et Le Flem. Il y a évidemment aussi ceux qui se rattachent à l’école franckiste : Bordes, Bréville, Castillon, Ropartz... On sent davantage de réserves sur Berlioz (« trop mal instruit de l’art du compositeur, [...] des productions individuelles, intéressantes en raison de leurs tendances généreuses, mais non définitives au point de la marche de l’Art », « en dépit d’un incontestable génie, son métier défectueux et sa culture artistique incomplète ne pouvaient constituer une base assez solide d’un genre [la musique symphonique] aussi nouveau chez nous »), Saint‑Saëns (« talent hors ligne, bien que dénué de génie, [...] toute sa vie entaché de froideur et de scepticisme »), Massenet et le groupe des Six (« Peut‑être qu’un ou deux d’entre eux, voire trois, deviendront de grands musiciens, mais ils doivent d’abord travailler »), dont se détache toutefois Honegger (« un musicien très intéressant »).
Et cette musique française, peut‑on la caractériser ? « En réalité, il n’y a pas de musique française » et, au‑delà, « Il n’y a pas de musique nationale. Il y a la Musique, qui n’appartient à aucune nation. » Pour autant, d’Indy considère que le musicien français du XVIIIe « reste détenteur de trois précieuses qualités qui sont bien à lui : le charme, la logique, l’amour du pittoresque ». Et il salue « notre génie français, qui a toujours aimé la clarté et le sens des justes proportions », estimant que « les Français ont toujours recherché l’arrangement logique de l’œuvre et pratiqué le culte de la beauté ».
D’Indy a peu composé pour l’église, mais n’en a pas moins des idées très précises sur les qualités que doit réunir la musique religieuse, dans la lignée des principes posés par le motu proprio Tra le sollecitudini de Pie X (1903) : « sainteté, vérité, universalité ». Et de tempêter, pas gallican pour deux sous, contre le clergé français et son inertie (« pour ne pas employer le gros mot de paresse, péché capital... ») et la prononciation en vigueur du latin, « vicieuse... disons mieux, absolument grotesque... ».
Conservateur, assurément– le cinéma « n’[a], à mon sens, rien à voir avec l’art, et ses effets m’[ont] toujours semblé déprimants pour le peuple » et, quand on l’interroge sur la « musique moderne », il déroule l’école franckiste et les membres de la Société nationale de musique... cinquante ans plus tôt – et attaché à la tradition : « Ne créeront du nouveau, durable, viable, que ceux qui reviendront à la tradition ancienne ».
Xénophobe sans doute, « nationaliste » apparaissant comme un euphémisme : ainsi à propos de Frederick Stock, directeur musical du Chicago Symphony, « un boche, hélas ! », ou bien la dénonciation récurrente des « influences tudesques et moscovites », le refus d’étudiants allemands et russes à la Schola après 1919 et cette assertion pour le moins maladroite, entre protectionnisme et préjugés, à propos des musiciens se produisant à Paris en 1926 : « Nous sommes inondés d’étrangers. Et ces gens‑là ne nous apportent absolument rien de nouveau ni d’intéressant. Favorisés le plus souvent par le change élevé de leur pays d’origine, ils peuvent payer sans sourciller les prix élevés actuellement demandé pour les locations de salles, l’affichage, la publicité, voire l’orchestre d’accompagnement. [...] Remarquez qu’ils ne manquent en général pas de talent. La question n’est pas là... Ils en ont... Mais ils n’en ont pas plus que les Français, auxquels leurs ressources interdisent en général les frais considérables d’un concert. » Dès lors, malheur au Literarische Welt qui demande à d’Indy d’écrire quelques mots à l’occasion du centenaire de la mort de Beethoven (1927) : « je vous demanderai quelle rémunération la revue propose pour l’article dont vous me parlez. Vous ne vous imaginez pas, je suppose, que nous, Français, à qui l’Allemagne n’a toujours pas payé sa dette pour les pillages effectués pendant la guerre, nous allons maintenant travailler pour cette même Allemagne, sans être sûrs d’être payés comme nous le méritons. »
Et quand il ne s’agit pas d’épingler « le snob averti, pour ne pas dire inverti... », certaines tournures ne peuvent qu’interroger au vu de la décennie qui a suivi la mort d’Indy : « "météquisme" (excusez le néologisme) » (à propos d’ouvrages présentés à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925), le « joug italo-judaïco-éclectique » dont la musique française a été libérée (... parWagner !). Il ne reste plus qu’à prendre conscience que « La race judaïque possède une qualité – est‑ce une qualité ou un défaut ?... – mettons un caractère très spécial : elle sait s’assimiler, avec une surprenante facilité, toutes les manières, tous les styles, toutes les conditions de succès, bref, tout ce qui peut lui être de quelque utilité pratique. Si, comme l’a très bien établi R. Wagner dans son libelle : Le Judaïsme dans la Musique, le génie créateur a été constamment refusé à l’Israëlite – on ne trouve, au cours des siècles, jusqu’au XIXe, aucun peintre, aucun sculpteur, aucun musicien de génie, issu de cette race – en revanche, on doit reconnaître chez celle‑ci un prestigieux talent d’imitation qui contribua à former une pépinière d’excellents chefs d’orchestre, mais – malheureusement pour notre art – ne produisit que des compositeurs médiocres, pour ne pas dire pire, cherchant avant tout le succès immédiat et suivant servilement la trace des Italiens. »
Mais ses écrits conduisent également à nuancer ce portrait déplaisant. Car pour être conservateur, il n’est pas borné : il ne renonce pas, on l’a vu, à trouver des prémices encourageantes dans la production de certains jeunes compositeurs et il reconnaît les vertus et progrès du phonographe, d’autant que « l’appareil laid et encombrant de jadis a cédé la place aujourd’hui à des meubles modernes très décoratifs qui peuvent prendre place dans les intérieurs les plus modernes ». Et pour être xénophobe, tout spécialement germanophobe, il n’en voue pas moins un culte à Bach, Beethoven et Wagner, se contorsionnant même un peu laborieusement pour tenter de démontrer que ce dernier était moins sévère envers la France que Mozart et proclamant en 1919 « Non, certes, l’exclusion des œuvres wagnériennes ne peut pas se justifier ! » puis en 1920 « J’ai toujours été d’avis – et ne l’ai jamais caché – qu’il était inique de frapper d’ostracisme les chefs‑d’œuvre, de quelque provenance qu’ils fussent ».
Hormis son humour, précédemment évoqué, volontiers féroce – la narration des péripéties de ses examens d’orgue au conservatoire ou de ses débuts à l’Opéra‑Comique en 1882 constitue à cet égard de beaux morceaux de bravoure –, la personnalité possède même quelque chose d’attachant qu’on retrouve dans sa musique : d’Indy est animé par un idéal pouvant se résumer dans la célèbre épigraphe de la Missa solemnis de Beethoven qui revient souvent sous sa plume (« Venant du cœur, qu’elle puisse retourner au cœur ! ») et dirige une Schola à laquelle il a assigné pour noble mission de donner rien moins que « la Foi artistique ». Et cette foi ne l’abandonne pas face à la déception que suscitent trop souvent ses jeunes confrères, car il ne perd pas espoir dans la venue d’une sorte de messie : « Il faut attendre l’homme de génie, qui saura tirer parti de tous les éléments nouveaux qui ne doivent qu’au snobisme leur existence éphémère ; le véritable créateur qui, les rattachant à la souche première, leur donnera la force et la vie qui leur manquent. De l’écriture nouvelle qui n’est encore, le plus souvent, qu’une écriture fantaisiste, et des infractions systématiques aux règles, il tirera des règles définitives, un système neuf, mais s’appuyant sur la tradition. »
Enfin, par-delà l’artiste, le pédagogue, l’homme et ses écrits, le recueil est passionnant par la diversité des perspectives qu’il offre, laissant entrevoir le paysage musical et intellectuel, voire politique, des années 1920, qu’il s’agisse d’un cocasse projet de taxe sur les pianos auquel d’Indy s’oppose, du salaire des musiciens d’orchestre, de l’enseignement populaire ou des sociétés orphéoniques, qu’il poursuit d’une haine tenace dans un texte d’une drôlerie et d’un mordant flaubertiens.
Simon Corley
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