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01/06/2025 « Made in USA »
George Gershwin : Rhapsody in Blue
Amy Beach : Variations on Balkan Themes, opus 60
Samuel Barber : Sonate pour piano en mi bémol mineur, opus 26
Earl Wild : 7 Virtuoso Etudes based on Gershwin Songs Claire Huangci (piano)
Enregistré à la Leibniz Saal (Hanovre (février 2024) – 77’35
Alpha Classics 1071 (distribué par Outhere)
Sélectionné par la rédaction
Après avoir brillé dans le répertoire viennois (enregistrements consacrés à Schubert et à Mozart) et classique (Scarlatti), la pianiste américaine Claire Huangci s’interroge avec le présent album sur la notion de « musique classique américaine ». Si les œuvres ici rassemblées sont de natures et d’inspirations très diverses, comme une sorte de transposition musicale du melting pot, elles ont pour caractéristiques communes « l’esprit d’audace et la fraîcheur, le mépris des traditions et le rajeunissement de la forme musicale et du son », ainsi que le note la pianiste dans sa remarquable note d’intention. Est-ce assez pour définir une identité musicale nationale « états‑unienne » et la notion d’identité musicale nationale est‑elle en soi pertinente ? Ces questions méritent d’être posées, mais la proposition de Claire Huangci est en tout cas originale et stimulante, signe de la maturité intellectuelle d’une jeune artiste elle‑même issue de l’immigration chinoise aux Etats‑Unis.
A tout seigneur, tout honneur : le disque s’ouvre avec la musique de George Gershwin, sans doute le premier compositeur du Nouveau Monde à s’être imposé sur les scènes musicales internationales. La célèbre Rhapsody in Blue est ici jouée dans sa version pour piano seul, ce qui a le défaut de la priver des timbres savoureux d’un orchestre qui confère au jazz‑band une dimension symphonique. La pièce sonne donc comme une réduction pianistique, et le clavier de Claire Huangci, aussi brillant qu’il soit, ne peut pallier à un certain manque de couleurs. L’interprète se heurte par ailleurs à un problème fréquent chez les musiciens de formation classique qui s’aventurent à jouer Gershwin. Son piano assume certes avec brio les nombreux défis virtuoses de la partition, avec notamment un final, pris à un tempo très rapide, qui se transforme en une pyrotechnie digitale impressionnante. Mais c’est justement là que le bât blesse (un peu) : toute à son approche très pianistique, Claire Huangci aborde cette Rhapsody dans une perspective exagérément classique, avec un jeu tenu et vertical, où le swing fait souvent défaut, sauf dans la partie centrale et plus rêveuse de l’œuvre. Par manque d’abandon et de décontraction, l’interprétation passe donc un peu à côté du charme et de la narrativité de cette page.
Le grand style de Claire Huangci convient bien mieux aux I>Variations sur des thèmes balkaniques d’Amy Beach. Artiste extrêmement douée, Amy Beach (1867‑1944) fait partie de ces musiciennes longtemps « invisibilisées » que notre époque s’attache à mettre en valeur. La lecture de ces magnifiques variations, qui forment selon Claire Huangci « le cœur et l’âme de l’album », est assurément une importante contribution à une meilleure reconnaissance du talent de la compositrice. L’influence balkanique s’y fait entendre de manière discrète (à l’exception de la sixième variation, notée all’Ongarese), sans jamais verser dans un folklore de pacotille. Ce qui frappe surtout, dans l’interprétation de Claire Huangci, est la beauté plastique du cycle et l’appropriation très maîtrisée de la forme « thème et variations ». Dans une habile exploitation des possibilités instrumentales, le piano y revêt de multiples visages à partir d’un thème initial austère, et tout au long d’une série de huit variations, dont le sommet est atteint à notre avis dans la lyrique cinquième. Tout aussi impressionnantes, mais peut‑être un peu plus convenues, sont la « Marche funèbre » et la « Cadenza » ultra-virtuose avec lesquelles culmine le cycle.
C’est avec la même assurance pianistique que Claire Huangci aborde la Sonate de Samuel Barber, sans craindre de se mesurer au mètre‑étalon établi une fois pour toutes par le créateur de l’œuvre en 1949, Vladimir Horowitz. L’interprétation de la jeune pianiste américaine ne souffre pas de la comparaison avec son illustre aîné : conciliant les aspects dodécaphoniques de la sonate avec un romantisme exalté, le piano de Claire Huangci évoque la musique de Scriabine et le jeu coloré d’Horowitz lui‑même, notamment dans le deuxième mouvement, qui rappelle les ineffables préludes du compositeur russe, ou dans un Adagio e mesto aux teintes blafardes. De même, elle ne fait qu’une bouchée de la fugue finale, pourtant redoutable à jouer, mais ici à la fois très lisible et engagée.
Les études d’Earl Wild offrent une conclusion un peu décevante après ces sommets. Les songs de Gershwin qu’elles paraphrasent sont en effet dénaturées par une virtuosité au mauvais sens du terme, qui les surcharge de trémolos intempestifs et de gammes superfétatoires. Le swing et le sentiment amoureux en sont si empesés qu’elles en deviennent passablement ennuyeuses. On en sauvera toutefois The Man I Love, plus lyrique, quelque part entre une consolation lisztienne et un poème scriabinien, et Fascinatin’ Rhythm, qui conserve un peu de la trépidation originelle de Gershwin.
Sans vouloir à toute force caractériser une identité musicale américaine, ce qui serait probablement une démarche vaine, Claire Huangci offre donc un panorama très intéressant de la musique pour piano « Made in USA » du XXe siècle, d’où émerge la belle découverte du cycle d’Amy Beach. C’est pourquoi il faudra suivre avec attention les prochains disques et concerts de cette pianiste d’une grande curiosité et d’un grand talent.
Le site de Claire Huangci
François Anselmini
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