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10/22/2024 « Muses »
Franz Liszt : Liebestraüme, S. 141 : 3. Poco allegro, con affetto – Années de pèlerinage (Première Année : Suisse), S. 160 : 2. « Au lac de Wallenstadt », 4. « Au bord d’une source », 6. « Vallée d’Obermann » & 9. « Les Cloches de Genève » – Impromptu (« Nocturne »), S. 191 – Harmonies poétiques et religieuses, S. 173 : 3. « Bénédiction de Dieu dans la solitude » – Sonate en si mineur, S. 178 Tanguy de Williencourt (piano)
Enregistré au Kulturzentrum de Toblach (4‑6 mars 2024) – 79’55
Mirare MIR 746
L’un des mérites de cet enregistrement au minutage des plus généreux est de réunir en un seul disque presque toutes les pièces de Franz Liszt ayant la plus grande force expressive, des trois grandes fresques sonores que sont « Vallée d’Obermann », « Bénédiction de Dieu dans la solitude » et bien entendu la Sonate en si mineur à des pages moins célèbres mais tout aussi marquantes telles que l’Impromptu « Nocturne » de 1872 ou l’exaltant chef‑d’œuvre des « Cloches de Genève ». Le revers de la médaille est que le programme de l’album est d’une charge et d’une densité telles qu’elles peuvent en devenir éprouvantes pour l’auditeur, surtout si l’on tient compte des partis pris pianistiques et esthétiques adoptés par l’interprète.
« Il est beau d’avoir la force d’un géant, mais il est tyrannique d’en user comme un géant » : l’ardent virtuose qu’est Tanguy de Williencourt devrait en effet méditer cette phrase du Mesure pour mesure de Shakespeare. D’un bout à l’autre du programme, le pianiste français déploie un jeu net, serré, très fermement articulé, d’une vigueur souvent trop franche. Si l’on apprécie la définition précise des plans sonores, qualité primordiale pour rendre compte de la richesse de l’écriture de Liszt, on peut en revanche regretter que la sonorité se durcisse et se crispe notamment dans les passages les plus exaltés de pièces qui n’en manquent pas. Si une partie de ce problème incombe peut‑être à l’instrument, un Steinway à la puissance d’acier, ou encore à la prise de son, probablement un peu proche, l’approche de Tanguy de Williencourt y est également pour quelque chose. Minces et coupants comme des lames, les aigus se mettent à ferrailler quand la musique s’emballe, tandis que les basses, souvent plaquées avec violence, se font exagérément péremptoires.
Cette approche réussit relativement bien dans les morceaux les plus grandioses, notamment dans une « Vallée d’Obermann » chargée de spleen en son commencement, d’une tonalité sombre et voilée en son récitatif, et magistralement triomphante en sa conclusion. De même, la Sonate en si mineur, fréquentée de longue date par l’interprète, constitue une performance pianistique bluffante, menée selon des tempos très rapides et une conception extravertie et ultra-virtuose rappelant Martha Argerich ou Horowitz (auxquels on avouera préférer d’autres interprètes qui prennent davantage leur temps, comme Arrau, Gilels ou même l’iconoclaste Pogorelich).
On sera plus réservé en ce qui concerne les pages plus introverties et contemplatives, par exemple au sujet d’un Liebestraum presque déformé par la vigueur qu’y met le pianiste, ou des autres extraits de la Première Année de pèlerinage : « Au lac de Wallenstadt » manque ainsi d’abandon, tandis que les ruissellements magiques d’« Au bord d’une source » se changent ici en un torrent tumultueux et grondant, ce qui est un peu hors sujet. « Les Cloches de Genève » font en revanche tendre l’oreille avec un début mezza voce comme il se doit, et l’on se dit que le choix de cette pièce conclusive du cycle est un signe de l’intelligence et de la sensibilité lisztiennes de Tanguy de Williencourt. Rythmée par le carillon ternaire des cloches, la mélodie sublime de la main gauche se déploie, mais hélas, avec une accentuation encore une fois excessive, de même que les accords qui accompagnent la reprise affirmative du Cantabile con moto dans la conclusion sont trop marquées, preuve que l’interprète se laisse encore griser par sa propre virtuosité.
Marquée par des trémolos sismiques et des accords violents, l’œuvre de transition capitale vers les pièces tardives du compositeur qu’est l’Impromptu « Nocturne » prend ici un aspect plus angoissé que langoureux, au rebours des intentions affichées par Tanguy de Williencourt, qui entend célébrer les « Muses » de Franz Liszt et l’inspiration dictée par le sentiment amoureux. « Bénédiction de Dieu dans la solitude », enfin, est, en dépit de la qualité de sa réalisation instrumentale, affectée par les mêmes défauts : si l’on admire la progression haletante de la première partie, son crescendo bien maîtrisé, la netteté de la mélodie comme l’égalité des arpèges de l’accompagnement, on déplore une nouvelle fois le caractère brutal du récitatif, la dureté des accords dans les deux climax de l’œuvre et cet aspect clinquant qui n’atteint pas au sublime et à l’exaltation auxquels peut s’élever cette page sous d’autres doigts : qu’on pense par exemple à l’idéale liquidité mélodique, à la respiration grandiose et à la douceur dans la densité (parfaite illustration de la citation de Shakespeare donnée ci‑dessus) que savait trouver un Claudio Arrau dans son célèbre enregistrement de 1970, pour nous inégalé jusqu’à ce jour.
En définitive, Tanguy de Williencourt propose ici un disque spectaculaire et impressionnant de virtuosité, témoignant de moyens pianistiques exceptionnels, qui feraient merveille dès à présent dans les Etudes d’exécution transcendante, la Méphisto‑Valse ou les Rhapsodies hongroises, mais qui demandent certainement une forme de décantation et de maturation artistiques pour convaincre vraiment dans les pages moins univoques et plus méditatives du compositeur.
François Anselmini
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