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10/12/2024
« Nessun Dorma »
Giacomo Puccini : Turandot : « Nessun dorma! » – La bohème : « Che gelida manina »
Charles Gounod : Faust : « Salut ! Demeure chaste et pure » & « Et toi, malheureux Faust... C’est l’enfer qui t’envoie »
Jules Massenet : Manon : « Je suis seul !... Ah ! fuyez, douce image » – Werther : « Traduire ! Ah ! bien souvent... Pourquoi me réveiller »
Pietro Mascagni : L’Amico Fritz : « Suzel, buon dì »
Giuseppe Verdi : Macbeth : « Dove siam?... La patria tradita » & « O figli miei!... Ah, la paterna mano »
Hector Berlioz : La Damnation de Faust, opus 24, H 111 : « Nature immense »
Gaetano Donizetti : Dom Sébastien, roi de Portugal : « Seul sur la terre » – La Favorite : « La maîtresse du roi !... Ange si pur » – Lucia di Lammermoor : « Tombe degli avi miei... Fra poco a me ricovero »
Saverio Mercadante : Il bravo ossia La veneziana : « Non sai tu che non avrai più del ciel »
Ernest Guiraud : Frédégonde : « Nous partirons ce soir »
Ludovic Halévy : La Juive : « Tu possèdes, dit‑on, un joyau magnifique »

Pene Pati, Amitai Pati (ténors), Amina Edris (soprano), Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Emmanuel Villaume (direction).
Enregistré à l’Auditorium de Bordeaux (28 août-2 septembre 2023 et 3 avril 2024) – 78’46
Warner Classics 5054197897702


Must de ConcertoNet





Après un premier album de très haut niveau publié chez Warner/Erato en 2022, Pene Pati a enregistré, en 2023 et 2024, toujours pour le même éditeur, un second album intitulé « Nessun dorma ». Il y est accompagné par le même Orchestre national Bordeaux Aquitaine (ONBA), et le même chef, Emmanuel Villaume. Comme le premier, ce second enregistrement peut être divisé en trois parties. D’une part on distingue des extraits de rôles que le ténor samoan a déjà abordés sur scène (Des Grieux de Massenet, Faust de Berlioz, Rodolfo de Puccini, Fernand de La Favorite, Edgardo de Lucia di Lammermoor, et Faust de Gounod, qui est en répétitions à l’Opéra national de Paris au moment où le disque est publié) – plus un repentir, le rôle de Mérowig dans Frédégonde de Guiraud, que Pati avait répété à Dortmund en 2021 avant de renoncer aux représentations pour cause de maladie. D’autre part, on recense des rôles envisagés dans le futur (Werther, et deux extraits du rôle de Macduff issus du Macbeth de Verdi, dont un en duo avec son frère Amitai). Enfin, l’artiste a tenu à élargir l’horizon de ce second disque, comme il l’avait fait dans le premier, avec des rôles rares qui nous reconnectent aux sources d’une tradition ayant fait au siècle dernier les beaux jours du 78 tours : le duo de L’Ami Fritz de Mascagni avec son épouse Amina Edris, Dom Sébastien, roi de Portugal de Donizetti, et Carlo dans Il Bravo de Mercadante, avec son frère Amitai, lui aussi ténor. Le disque se termine même avec un long trio de la trop rare Juive d’Halévy, qui permet aux trois membres de la famille de se réunir. Nous suivrons ces trois parties pour rendre compte de cette parution sans respecter l’organisation de ses plages faite par l’éditeur.


Dès la deuxième plage, Pene Pati atteint les sommets, dans la cavatine « Salut ! Demeure chaste et pure » du Faust de Gounod. On sait à quel point il est capable, grâce à une capacité de colorer la nuance piano de façon extraordinaire, d’infuser dans n’importe quelle phrase en français les mille possibles variations d’émotions ressenties par le personnage dans la situation dramatique donnée. Il fait preuve de ces qualités de façon plus évidente bien souvent dans le récitatif que dans l’aria. Et on peste immédiatement contre une sérieuse erreur d’édition, alors que l’on se trouve devant le meilleur extrait de tout l’enregistrement... car ce récitatif de la cavatine est coupé dans le disque – on ne le trouve qu’en bonus dans la version MP3 en téléchargement !


Emmanuel Villaume introduit ce récitatif dans un tempo lent, habité, lugubre. Les premiers mots de Faust le montrent inquiet, fébrile, comme dépossédé de lui-même (« je sens l’amour s’emparer de mon être ») puis il creuse la psyché du docteur, permettant à l’émotion d’affleurer en offrant des répétitions légèrement exaspérées (« que de richesses en cette pauvreté »). Ici on repère de légères variations de tempo de la part de l’orchestre, qui suivent le phrasé du ténor, de délicats rallentandi et accelerandi utilisés en fonction du sens du texte (« ange des cieux » est ainsi en valeur, le dernier « c’est là » est étiré, suave). Et le superbe violon solo de Matthieu Amara, justement crédité sur la plage correspondante, forme avec la voix du ténor un véritable duo, admirable de connivence. A la fin de l’air, l’ut sur « la présence » est diminué avec une maestria rare, qui laisse l’auditeur pantois, et la transparence des phrases finales, suspendues, est phénoménale.


L’allegro qui suit, la cabalette « Et toi, malheureux Faust... C’est l’enfer qui t’envoie » est une absolue rareté, coupée dès les répétitions en 1858 et qu’on croyait perdue. Il est nécessaire pour que le public comprenne pourquoi Méphisto demande à Faust, après la cavatine, « Quel scrupule vous prend ? », puisque Faust se met à douter du bien‑fondé de sa présence en ces lieux, lui qui se sent manipulé par des forces obscures. La mélodie n’est peut‑être pas du meilleur Gounod : la forme répétitive, l’ostinato rapide sont d’ailleurs moins propices au ténor en termes d’articulation, même s’il éblouit toujours en termes de colorations dans un « elle enfermait sa vie en ce petit jardin » ému, troublé. L’orchestration est ici très sombre, évoluant en volutes des cordes et grognements des cuivres. Une pause offre comme un moment de paix et de répit, avant le retour à une quasi‑course à l’abîme qui rappelle quelque peu Berlioz, jusqu’à un ut final un peu tendu du ténor.


Dans l’extrait de la Manon de Massenet, « Ah, fuyez, douce image », Pati offre encore un récitatif formidable de colorations qui traduisent les émotions du héros devenu prêtre (« c’est le moment suprême »). Chaque mot, pesé, résonne, et prend un sens comme éclairé de l’intérieur. L’usage du rythme est aussi mis au service du sens, comme le sostenuto de « mettre Dieu même », le diminuendo sur « et moi » le fait s’éteindre comme un cierge de Saint‑Sulpice. Le ténor décide de démarrer l’aria « Ah, fuyez » pianissimo a mezza voce, respectant ainsi scrupuleusement le crescendo dynamique et émotionnel qui court sur toute l’aria. On reste pantois devant « ce nom qui m’obsède et pourquoi ? » superbement ciselé, avec le juste poids des silences distribués. C’est un vrai ton de prière qu’il utilise ensuite pour un « de votre flamme, purifiez mon âme » délicatissime jusqu’à la messa di voce sur « cœur » qui ouvre les vannes sur la fin de l’aria, angoissée, éperdue. Puis, sans aucun décibel superflu, tout en dosages du phrasé et des colorations, le ténor mène la fin de l’aria au recueillement après la tempête (superbes cloches sur un pianissimo flottant du ténor !).


L’air « Nature immense » de La Damnation de Faust de Berlioz est aussi une grande réussite. La voix de Pati est d’un format plus léger celles que la tradition française y a longtemps imposées, mais il ne faut pas oublier que Nicolai Gedda, un des modèles de notre ténor, lui a montré la voie. Ni Villaume ni Pati ne font quoi que ce soit de manifestement impressionnant, pas d’effet, mais il flotte sur l’air un vrai effluve de Sehnsucht qui étreint l’auditeur après l’écoute. Quelles colorations dans « mon ennui sans fin » où les vents et cuivres le rejoignent en vrais partenaires ! Quand il lance « soufflez, ouragans, criez, forêts profondes » et « à vos bruits souverains ma voix aime à s’unir », l’auditeur entend le programme du texte parfaitement réalisé. Et « je vous adore, monde qui scintillez », enflé comme une grand‑voile, fait attendre un déchaînement que le decrescendo « d’un bonheur qui la fuit » réduit à néant en suivant les errements de la psyché du docteur dépressif, avec les ondulations lugubres des cordes en mode mineur, jusqu’à l’extinction du son. C’est un second sommet, peut‑être plus inattendu, de l’album.


L’aria de Rodolfo dans La Bohème est réussie mais marque moins l’auditeur que d’autres dans le disque. Après des premières mesures magnifiquement peintes par Emmanuel Villaume, Pati phrase très bien mais l’émotion est plus diffuse, la transparence un peu moins habitée (« vuole? »), l’enthousiasme moins prenant (« Vivo! »). Si sa longueur de souffle ne se dément pas, dans « e i bei sogni miei »), si la note finale, tenue, est délicieuse, ici les mots qui précèdent ont moins d’impact (« vi piace a dir? »).


Amina Edris vient accompagner son mari dans le duo de la Frédégonde de Guiraud, « Nous partirons ce soir », une rareté passionnante, qui nous dévoile une orchestration foisonnante à la Reyer. Si, en réalité, les rôles de Mérowig et Brunhilda demandent plus de largeur aux deux voix, dans le cocon du studio, les époux réussissent à donner corps à leurs personnages, le drame est présent dès la première réplique « Nous partirons ce soir », d’où émane une urgence évidente. Quel tranchant de javelot dans la voix d’Edris (« ma mort lui sera bien légère »), quel remords palpable dans « pardon, je me tais » ! Pati, lui, est lumineux, fier, éclatant sans aucun excès, grâce à son style très pur, et il délie de longues phrases legato d’abord, jusqu’à l’éclat d’« à tous jamais à vous genoux », qui aboutit à un apaisement subit, ombré d’une inquiétude à l’affût : « Vous vous taisez » est magnifique de caractérisation, « mon amour vous outrage » en mezza voce traduit avec une infinie délicatesse toute l’angoisse de Mérowig. Amina Edris libère les effusions de sa voix pulpeuse dans « oui l’amour ici parle en vainqueur »/« je vous aime ! », et envoûte par un lyrisme entêtant dans « Ah, viens, je t’aime, le ciel même », entourée par un orchestre plein mais finement coloré. « Viens, viens » clôt le duo sur un climax aux cordes quasi hollywoodien.


On retrouve immédiatement dans le récitatif de l’aria « Ange si pur » de La Favorite de Donizetti la pureté d’émission, la sensibilité à fleur de lèvres de l’artiste. L’aria cependant n’atteint pas la perfection des représentations bordelaises à cause du parti pris de la part du ténor de faire tenir en un seul souffle la phrase allant d’« Ange si pur » jusqu’à « vous que j’aimais », ce qui fait perdre le sostenuto après « si pur » et « dans un songe ». L’accelerando d’« envolez‑vous » est moins sensible qu’il l’était sur scène, même si l’ut caressé au bout d’une grande messa di voce est tout de même somptueux et la fin de l’air de toute beauté (tenue de souffle, vocalise, tenue longue sans excès d’ostentation).


L’aria d’Edgardo dans Lucia di Lammermoor est interprétée de façon splendide mais se trouve un peu perdue dans un tel programme : et surtout il manque l’aria finale « Tu che a dio spiegasti l’ali », alors que son texte est prévu dans le livret joint au disque ! L’introduction de l’air est vrombissante, l’atmosphère pesante du tombeau est dépeinte avec beaucoup de force par Villaume avec la lancinante plainte des cuivres ombrée par le roulement des timbales et tendu par les pizzicati des cordes. Une fois encore, Pene Pati sculpte un récitatif magnifique avec de très légers effets de piangendo ; puis règne l’absolue pureté du son, permise par une émission savamment contrôlée. Le ténor use de portamenti (« è un deserto ») délicats qui traduisent la détresse d’Edgardo. « Tu delle gioie » est sublime de délicatesse. Puis débute une aria sensible, superbe de phrasé, au sostenuto savamment dosé, orné de mourants sons filés où la longueur de souffle du ténor samoan fait encore merveille, jusqu’à un « Mai non passarvi... chi muore per te » finement murmuré ,avant un aigu final tenu mais un peu tendu...


On entre alors dans une autre partie de l’enregistrement : celle, des rôles à venir, comme celui de Werther, où Pati fera ses débuts en 2025 à Genève et Strasbourg, en concert. Ici l’interprétation a quelque chose d’un peu plus convenu. Le récitatif est certes raffiné, mais on n’y perçoit pas vraiment l’effroi, le gouffre qui s’ouvre devant le poète foudroyé par la reconnaissance de sa propre âme dans les vers d’Ossian. Si le ténor se fait d’abord délicat, puis explosif, dans l’expression des sentiments contradictoires du poète, le crescendo global est moins évident que dans l’air de Des Grieux (mais on peut supposer qu’il le réussira mieux avec l’expérience de la scène). La diction de Pati est toujours magnifique, mais il n’évite pas une légère instabilité sur le dernier « réveiller ».


On peut s’interroger sur la présence au milieu de l’album du duetto martial « La patria tradita » entre Macduff et Malcolm, issu du Macbeth de Verdi, d’autant qu’il se trouve éloigné de l’aria de Macduff. Amitai Pati y est aisément reconnaissable avec son timbre plus mat, il est très facile à différencier de son frère. Bravo pour la technique d’enregistrement : les voix des deux ténors se trouvent séparées et mêlées en même temps, sans confusion. En alternance avec le chœur, ils font fuser des phrasés ascendants virils et combatifs. puis le duo offre un déchaînement de décibels à l’orchestre comme aux chœurs (« corriam ») avec une fin martelée. C’est récréatif, mais peu passionnant.


L’aria de Macduff « Ah, la paterna mano » est d’un tout autre intérêt musical. Une fois encore, le ténor nous gratifie d’un récitatif extraordinaire. Cette fois, dans le cadre du slancio verdien, il mise tout sur les voyelles expansives qui expriment l’effusion des sentiments (« la madre sventurata »). Sa diction de rêve est un autre atout majeur, comme sa longueur de souffle qui magnifie la tenue de « madre e i figli », soutenu aux cordes en arpèges émus... Puis l’aria se déroule dans un tempo calqué par Emmanuel Villaume sur le rythme cardiaque. Pati dose ses colorations expressives en véritable peintre : dans « voi chiama‑a‑te », le « a » légèrement appuyé et traînant souligne élégamment l’exaspération de Macduff. Ici encore l’orchestre agit comme un partenaire, les rallentandi de Villaume, le tapis de vents et cordes tendus par les pizzicati offrent au ténor un écrin qui le valorise, jusqu’à ce qu’il enfle un émouvant « perdono apri » qui exprime avec grâce la supplication de l’orphelin. On attend avec impatience les début du ténor samoan dans ce rôle.


C’est alors que nous entrons dans la partie qui établit un pont vers des traditions d’interprétation anciennes, partant du principe que les références du 78 tours ont beaucoup à apprendre à un interprète moderne.


Ainsi, on se retrouve vite au sommet avec le duo des cerises « Suzel buon dì » de L’Ami Fritz de Mascagni, où le galbe de la voix d’Amina Edris, l’opulence de son timbre moiré font merveille en rejoignant la transparente lumière de celui de son époux. Ici, on sent les chanteurs comme sur des pointes au début (« una primizio certo »), Edris comme Pati expriment comme un émerveillement saisi face à l’éclosion du sentiment auquel les tourtereaux peinent à croire. Le rythme chaloupé du duo, extasié, amusé, use d’un réel sostenuto encore, puis devient vraiment dansant. Les artistes mettent moins l’accent tous deux sur leur timbre que sur les mots, comme ébahis par la présence de l’autre jusqu’au fortissimo de « salutino col fior » qui sonne comme un climax libérateur. Puis les voix se mêlent à nouveau en mélismes délicats, fondues en un pianissimo commun (l’enregistrement de Warner magnifie les timbres sans les spatialiser ni les fondre). Le calme revient quand le silence se fait (« tutto tace »), permettant un instant de trêve délicieux avant une nouvelle effusion (« rinovella fiori e amor ») où surgit une superbe vocalise au style quasi mozarabe de Suzel « tutto è palpito d’amore ». Les derniers vers sont exhalés comme s’ils étaient la traduction musicale de parfums de fleurs, les deux artistes partageant une douce mezza voce, à travers des paliers d’extase vers le pianissimo flottant qui conclut le duo. L’accompagnement délicat aux couleurs pastel de Villaume n’est pas pour rien ici encore dans la réussite commune au travers d’une option d’interprétation différente de la tradition qui veut des couleurs plus fortes mais tout aussi convaincante. Encore un sommet !


L’extrait « Seul sur la terre » de Dom Sébastien de Portugal de Donizetti reste au même niveau d’excellence. Une fois de plus, quelle belle entrée en matière de l’orchestre aux vents avec accompagnement de harpe ! Pene Pati peint ici un désespoir stylisé, dans une forme répétitive un peu archaïque, qui progressivement se révèle comme un camée. Sa technique belcantiste lui permet d’aborder idéalement la vocalise légère avant reprise du thème, avant de lancer un ut dièse de toute beauté. Notre ténor n’oublie jamais de partir du mot pour créer le sens dramatique : « Ah, qu’ai‑je dit ? » l’archet à la corde, en est un exemple frappant. Le mélange de grâce désespérée et d’envolées vers des aigus éblouissants (jusqu’à l’ut) dessine la personnalité du roi abandonné après la bataille, grâce à une émission naturelle, lumineuse et tendre. Emmanuel Villaume, en parfait alchimiste des timbres de l’orchestre, accompagne le ténor rythmiquement dans un usage idéal du sostenuto. Pati a su nous donner l’envie de voir renaître cette œuvre malaimée.


Avec le duetto « Non sai tu che non avrai più del ciel » d’Il bravo de Mercadante, le ténor redonne encore vie à une œuvre oubliée d’un auteur négligé. Comme toujours, il part du mot : « non sai tu » est tout de fureur contenue, les longues notes tenues sur « figlio » expriment la rage du héros qui monte avant l’introduction d’un rythme plus soutenu. Ici Amitai Pati est un peu plus italien de style, plus instrumental que son frère. Quelle intensité, quelle clarté de l’affect dans le moment de pause « a tutti io sono ignoto » où Pati joue effarement dans l’effacement même ! Puis résonnent des cloches comme dans l’« orrido campo » du Bal masqué verdien (nous sommes justement à mezzanotte), avant le retour au duo martial plein de feu, un accelerando électrisant quoique classique, en paliers ascendants. Pene Pati démontre encore la viabilité de telles pages rarissimes, dont la parenté avec d’autres, plus connues, saute aux oreilles.


Le sommet des extraits des raretés est sans doute atteint en fin de disque, avec le trio « Tu possèdes, dit‑on, un joyau magnifique » de La Juive d’Halévy. Une fois de plus, la diction des protagonistes est essentielle, et les frères Pati comme Amina Edris mettent les mots parfaitement en valeur comme on l’entend rarement, illuminant le sens de la situation, subtil équilibre en l’occurrence entre le grand opéra et l’opéra‑comique (Villaume souligne élégamment les risati aux vents, et les cordes répètent de façon moqueuse le motif de « l’empereur Constantin »). Amina Edris donne un relief inattendu à Eudoxie, un rôle confié trop souvent à des voix plus légères, car elle allie une rondeur, une pulpe rare à des capacités techniques tout aussi rares : le délié, les vocalises, l’aigu, les trilles (« mon bonheur ») sont d’une réelle belcantiste. La pureté du ton de Pene Pati compense le format d’une voix qui, en l’état, correspond mieux à Léopold, rôle dans lequel Amitai Pati émet un son clair et fin, homogène. Mais en l’espace d’un mot, son frère aîné fait connaître à l’auditeur le personnage de l’orfèvre, rendant palpable sa frustration, son exaspération, son émerveillement (mais pas tout à fait sa dangerosité affleurante, qui nouera le drame plus tard) : « trente mille ducats » dépeint un Eléazar ébloui par l’or, avec une grande finesse de trait. La vivacité rythmique dont fait preuve Emmanuel de Villaume à la tête de l’ONBA au cours de cette longue scène lui donne une extraordinaire vigueur : les sept minutes passent en un souffle.


Seule la première plage finalement est un peu comme un poisson hors de l’eau, même si elle donne son titre à l’album : « Nessun dorma ». Car le rôle de Calaf dans Turandot excède les moyens de notre ténor, de sorte qu’on l’imagine mal le chanter sur scène même dans l’avenir, bien que Pati prenne un grand plaisir à l’interpréter régulièrement en récital. Si bien que dans le cocon du studio, le miracle est à portée de main : si le grave est tout juste effleuré (le second « Nessun dorma »), le phrasé est de belle facture, mais l’interprétation moins personnelle que dans le reste du disque. Le Chœur de l’Opéra national de Bordeaux fait preuve de beaucoup de transparence, Pati d’un réel éclat, malgré un si naturel final légèrement vibré.


Que reste-t-il à dire après avoir exposé cette grande réussite du second disque de Pene Pati ? Qu’il nous tarde encore de l’entendre dans des rôles mozartiens, le Mithridate qu’il a déjà chanté à Berlin, le Ferrando dont on peut rêver qu’il l’aborde à la scène (il y serait idéal). Cela fera sans doute l’objet d’un troisième album...


Philippe Manoli

 

 

 

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