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06/03/2024 Robert Schumann : Quatuors à cordes, opus 41 – Quintette avec piano en mi bémol majeur, opus 44 Adam Laloum (piano), Quatuor Hanson : Anton Hanson, Jules Dussap (violons), Gabrielle Lafait (alto), Simon Dechambre (violoncelle)
Enregistré au Théâtre Auditorium de Poitiers (octobre-novembre 2023) – 111’52
Album de deux disques Harmonia Mundi HMM 902726.27
Sélectionné par la rédaction
Les trois quatuors à cordes de Robert Schumann, écrits en l’espace de quelques semaines à l’été 1842 (« l’année de la musique de chambre » pour le compositeur) et réunis sous un unique numéro d’opus, ont longtemps fait figure de parents pauvres, tant parmi le corpus schumannien que dans la riche tradition du quatuor inaugurée une centaine d’années plus tôt par Joseph Haydn. Fruit d’une étude approfondie par Schumann des quatuors du « père fondateur », mais aussi de Mozart et Beethoven, ils sont parfois soupçonnés d’être un peu scolaires. De fait, le compositeur s’y approprie un cadre de composition on ne peut plus classique, avec, pour chacun d’entre eux, une sage succession de quatre mouvements bien éloignée des audaces beethovéniennes, mais il n’atteint pas à l’absolue maîtrise formelle des Quatuors opus 44 de Mendelssohn, quasi contemporains (composés en 1837‑1838). En effet, chacun des trois numéros de l’Opus 41, voire chacun des douze mouvements dont se compose la trilogie, est marqué par cette alternance caractéristique de mélancolie et d’euphorie qu’illustre la dualité d’Eusebius et de Florestan, mais ce génie fantasque et ces sautes d’humeur, irrésistibles dans la musique pour piano, sont ici en partie bridés par la structure héritée du classicisme. Ainsi a-t-on beaucoup glosé sur le manque d’aisance de Schumann vis‑à‑vis des quatre archets et sur l’écriture supposément pianistique de ces pages de musique de chambre, qui peuvent par conséquent sembler ingrates et difficiles à saisir pour les interprètes. De plus, les quatuors sont fréquemment joués et enregistrés en un seul et même cycle, ce qui amène un risque supplémentaire, celui de ne pas différencier chacun des trois numéros, qui, bien que composés d’un seul tenant, ont chacun leur identité propre.
Les quatuors de Schumann ont donc longtemps été négligés, et leur discographie dominée jusqu’à une date récente par les enregistrements du Quartetto Italiano (1959, les premiers à donner leurs lettres de noblesse à l’Opus 41) puis du Quatuor Cherubini (1991). Néanmoins, le corpus suscite désormais l’intérêt d’une nouvelle génération, particulièrement en France, puisqu’après le Quatuor Hermès en 2014 (La Dolce Volta, un rien maniéré) et le Quatuor Modigliani en 2017 (Mirare), c’est au tour du jeune Quatuor Hanson de s’y attaquer.
Dès les premières mesures du Premier Quatuor, Anton Hanson, Jules Dussap, Gabrielle Lafait et Simon Dechambre s’emparent avec beaucoup de discernement du langage particulier (et parfois problématique) qu’emploie Schumann dans ses quatuors. Après la sobre expressivité de l’introduction, ils chantent ainsi avec justesse la paisible mélodie de l’Andante expressivo, que viennent entrecouper des embardées violentes et des répétitions obstinées tout au long du premier mouvement. S’il faut accorder une mention spéciale à l’éloquence du violoncelle et aux envolées du Primarius, qui apportent un grain de folie bien schumannien, les sonorités sont homogènes, pleines sans être épaisses, les attaques franches, et les ruptures de ton bien marquées, faisant progresser le discours au fil des redites et des répétitions. Le Scherzo, sombre démarque du modèle de Mendelssohn, est à la fois inquiet et dansant, tandis que le caractère de lied de l’Adagio fait merveille, malgré les gaucheries du Trio. L’insaisissable Presto final parvient à trouver sa cohérence sous ces archets à la maîtrise impressionnante, et qui maintiennent la tension jusqu’à l’énigmatique coda.
Cette intelligence, dans tous les sens du mot, de la forme chambriste telle que la met en œuvre Schumann, s’exprime tout au long des deux disques. Plus détendu, mais aussi plus décousu, le Deuxième Quatuor est peut-être celui où les Hanson convainquent le mieux, avec un mouvement inaugural où l’effusion du chant se fait de plus en plus intense, non sans évoquer le printanier Quatuor K. 387 de Mozart. C’est en revanche à Beethoven que fait référence l’Andante quasi variazioni, en particulier au mouvement lent de l’Opus 127 : Anton Hanson et ses partenaires s’emploient ici à animer une série de variations un peu éteintes, qui ne s’approche que de très loin du modèle. Après un Scherzo bien schumannien dans son Humor instable, le final convoque cette fois le modèle de Haydn, avec son allure de danse villageoise que l’emportement conclusif cherche à transcender. Inégal lui aussi, le Troisième Quatuor, malgré l’énergie et la conviction des interprètes, peine à s’animer dans les deux premiers mouvements avant de « décoller » dans l’Adagio molto, un des morceaux les plus introspectifs de Schumann, que les Hanson déploient remarquablement, dans l’alternance d’une mélodie en quête de repos mais toujours inquiète, et l’agitation lancinante du second thème (remarquable travail de Jules Dussap au second violon). La fausse jovialité du Final est tout aussi bien rendue, avec sa succession de sections dansantes d’une grande inventivité sonore et mélodique.
Le Quatuor Hanson s’associe au pianiste Adam Laloum pour clore en beauté l’album avec le Quintette avec piano, véritable monument de la musique de chambre. S’il s’inscrit avec quelques maladresses dans la tradition du quatuor, Schumann se fait ici le (quasi) créateur d’une forme nouvelle, fusionnant la virtuosité d’un piano de concert, celui de la bien‑aimée Clara, et l’intimité chambriste : coup d’essai et coup de maître, modèle insurpassable, auxquels chercheront à se confronter à sa suite Brahms, Dvorák, Franck, Fauré, Schmitt, Chostakovitch et d’autres encore. Au sein de cette formation véritablement née du génie de Schumann, plus encore que dans les quatuors, l’enjeu de l’interprétation est à chercher dans la quête d’un équilibre, cette fois entre caractère concertant et caractère chambriste. Les interprètes parviennent ici à le trouver, et à prendre la mesure d’une œuvre bien plus haute en couleurs que l’Opus 41 : le piano mène le jeu sans jamais écraser ses partenaires, sachant par exemple se mettre en retrait dans l’extraordinaire « marche » du deuxième mouvement, et laisser sa sonorité de cristal exalter la beauté des cordes. Schumannien émérite et chambriste accompli, Adam Laloum se montre donc un partenaire idéal tout au long de cette interprétation vibrante, qui renouvelle brillamment notre connaissance d’une œuvre de premier plan, et qui mérite de s’inscrire aux côtés des références historiques de Rudolf Serkin (avec le Quatuor de Budapest en 1963) et de Maurizio Pollini (avec le Quartetto Italiano en 1979).
François Anselmini
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