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05/20/2024 Martin Kaltenecker : L’Expérience mélodique au XXe siècle Contrechamps Editions – 389 pages – 28 euros
Sélectionné par la rédaction
« Schöllhorn commente quelques exemples pris dans son propre catalogue, dont le dernier mouvement de Kazabana (1998) qui avait donné envie à l’auteur de ce livre de s’intéresser davantage à la question de la mélodie », confesse Martin Kaltenecker au détour d’une des nombreuses analyses qui ponctuent L’Expérience mélodique au XXe siècle.
Associer « mélodie » et « XXe siècle » sonne de prime abord comme un oxymore : la modernité n’a‑t‑elle pas pris un malin plaisir à injurier ce paramètre quand elle ne l’a pas tout bonnement éradiqué de sa grammaire ? Persisterait‑il qu’il prendrait autant de formes qu’il y a de compositeurs... A ces questions, l’étude apporte des éclaircissements dont l’effort de réification et le soin taxinomique ne sont pas les moindres qualités. La démarche de l’auteur s’appuie sur des exemples musicaux dont il tire des conséquences, lesquelles cristallisent une tendance particulière de l’usage de la mélodie au siècle dernier – certains cas ont été puisés au XXIe siècle. Il est toutefois loisible au lecteur pressé de sauter les encadrés et de s’en tenir aux conclusions où se manifeste un remarquable esprit de synthèse. Certes, les termes musicologiques (corrélats de la précision) y fourmillent, mais sens de la formules et bonheurs d’expression en contrebalancent l’aridité. Petit florilège : « Très souvent, dans la musique au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, la main mélodique accorde d’un côté ce que la main harmonique retire de l’autre » ; « La tendance allant vers la dissolution qu’Adorno pense détecter chez Berg [...] ne se repère aucunement dans ses mélodies dont les contours sont d’un équilibre et d’une élégance immédiatement opérantes – à moins de percevoir en elles l’écran de verre qui vise à contenir une telle dissolution » ; « Le néo‑classicisme de Ravel n’a rien de la chirurgie stravinskienne ; plus lisse, parfois teinté de nostalgie romantique, il est surtout placé sous le signe de Mozart » ; « Cependant, si la mélodie est remise en honneur, voire théâtralisée, Messiaen porte un coup fatal au cliché de l’inspiration mélodique – la mélodie est le fruit d’une fabrication in vitro longuement détaillée par le compositeur ».
Parmi les filtres utilisés, citons l’approche harmonico-phrastique, l’approche neumatique, le gestaltisme, la mélodie comme flux énergétique et l’analyse thymique. Après une mise en perspective historique, on suit le guide à travers le « Parcours » proprement dit. Certaines affinités que l’on percevait intuitivement apparaissent au grand jour, comme la « mélodie abeille » chez Stravinsky et Varèse par exemple, où « les mélodies se superposent en un mixage plus qu’en un contrepoint ». Kaltenecker en profite pour bousculer les idées reçues. Sur Boulez : « Même si Boulez n’aura pas écrit autant de mélodies que Messiaen, la diversité de son écriture mélodique est remarquable, faisant, pour ainsi dire, le tour de la question ».
Objective de ton quoique subjective dans ses choix, la prose trahit certaines préférences : le dernier Stockhausen, celui de Licht, convainc moins que celui des Momente ; Penderecki et Reimann sont suspectés de réactualiser un « pathos ancien par une écriture orchestrale et une expressivité reprises au XIXe siècle » ; parmi les hérauts de la « modernité modérée » (Adorno), le sort réservé à Sibelius, Hindemith, Poulenc ou Britten (malgré une critique des Illuminations, lesquelles contredisent le propos subversif de Rimbaud) est préférable à celui réservé à Pettersson, Rautavaara ou Penderecki, dont certaines œuvres « visent à procurer un sentiment de reconnaissance à l’auditeur, aux deux sens du terme ».
Le chapitre intitulé « Chansons modernes » réunit de manière inattendue le pianiste et improvisateur Frederic Rzewski et le tenant de la nouvelle complexité Michael Finnissy. Kaltenecker lance l’idée d’un « minimalisme postmoderne » pour distinguer la seconde génération du minimalisme (John Adams) de la première, à la démarche plus radicale (Terry Riley, Steve Reich). Dans le chapitre « L’ère de la boucle », un coup de chapeau encore plus déroutant est donné à l’utilisation du sample par certains groupes de rock ou de rap...
Trois cent quatre-vingt-neuf pages, est‑ce suffisant pour épuiser le sujet ? Chacun, selon ses goûts, pointera les absents en parcourant l’index. Dans notre panthéon auraient pris place la cantilène chez Lutoslawski, l’art de la citation chez George Crumb, la série infinie de Per Nørgård ou l’intégration au tissu polyphonique d’antiennes grégoriennes et de chansons écossaises chez Peter Maxwell Davies. Martin Kaltenecker, indépendamment du fait qu’il ne pouvait traiter tous les compositeurs, désamorce en partie cette critique en précisant : « Habituellement, les histoires de la musique moderne et contemporaine se concentrent sur les innovations musicales, et c’est une règle à laquelle nous ne dérogerons guère ici ». Mais là où d’autres s’exonèreraient avec ironie du devoir de commenter un Arvo Pärt ou un Alfred Schnittke, l’auteur consacre des pages pertinentes au postmodernisme. Il faut dire que ce courant aux multiples ramifications a grandement contribué à la réhabilitation de la mélodie, même si semblable retour en grâce ressortit souvent d’une esthétique réactionnaire.
A la lecture de l’ouvrage agrémenté d’un apparat critique précis et soigné (comme toujours avec Contrechamps Editions), on se persuade que la mélodie, loin d’avoir tiré sa révérence au XXe siècle et au suivant, a connu de multiples métamorphoses qui ont enrichi en retour son identité.
On vient de prendre congé de Martin Kaltenecker traducteur d’Adorno (voir ici). Les Editions MF annoncent la sortie imminente d’une monumentale anthologie de l’écoute, « De l’Antiquité au XIXe siècle ». Paraît aujourd’hui cette passionnante étude sur la mélodie : une telle force de travail, à un tel niveau, doit d’être vivement saluée
Jérémie Bigorie
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