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06/18/2023
Bruno Le Maire : Fugue américaine
Editions Gallimard – 480 pages – 23,50 euros


Sélectionné par la rédaction





Fugue américaine est présenté par Bruno Le Maire et son éditeur Gallimard comme un roman. Pouvant être assimilé à un roman historique car bâti autour de la figure légendaire du pianiste Vladimir Horowitz (1903‑1989), il ne peut que se retrouver sous le feu croisé de la critique purement littéraire, qui reproche volontiers au genre son manque d’imagination, alors qu’il a été brillamment illustré en France d’Alexandre Dumas à Marguerite Yourcenar, Françoise Chandernagor ou Patrick Rambaud, et de celle des puristes attachés à l’exactitude et refusant toute broderie, le sujet Horowitz ayant été déjà passablement défriché. S’ajoutent à ces critiques, traditionnelles finalement, la condamnation sans appel sur les réseaux asociaux, car Bruno Le Maire est ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et, à ce titre, portant évidemment toute l’économie du pays sur ses épaules, il est censé se tuer à la tâche à Bercy comme Mussolini au Palazzo Venezia à Rome.


Les époques des Lamartine, Hugo, Barrès et Malraux, qui conjuguaient politique et activité littéraire, paraissent si lointaines et révolues. Il faut lire, mais pas trop, ces torrents de haine, d’ignorance et de bêtise qui auraient sans doute été moindres si le ministre avait pratiqué à côté de son activité ministérielle, régulièrement, un sport (mais pas le golf ou le polo bien sûr) ou écrit sur Johnny Hallyday. Ils n’ont pas tardé à se déverser sans que les auteurs de ces condamnations aient évidemment lu les 462 pages stricto sensu du roman. Certains journalistes allèrent en vérité un peu dans le même sens en se gaussant facilement des passages repérés par d’autres et décrivant des scènes de cul, tout à fait modestes au demeurant dans ce roman fleuve. Ils relayèrent même volontiers, pour donner une bonne leçon d’écriture à Bruno Le Maire, la révision par Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, d’un de ces passages. C’est tellement drôle... Mais Bruno Le Maire a suffisamment d’expérience politique pour ne pas s’étonner des effets d’une publication décalée qui intervient forcément au mauvais moment – peut‑il y en avoir de bons ? – dans le maelstrom de l’actualité et en une période où les politiques sont systématiquement décriés quoi qu’ils fassent. Il faut en tout cas espérer qu’il s’attendait aux réactions et constater que, pour affronter les critiques et aller au‑delà, les surmonter, l’écriture doit être sérieusement vitale pour ce normalien et agrégé de lettres modernes. Pour s’en convaincre définitivement, il suffit d’ailleurs de rappeler qu’il a tout de même déjà publié douze ouvrages, dont l’un est centré sur la figure également mythique du chef d’orchestre Carlos Kleiber, nonobstant une carrière politique bien remplie. Il y faut certainement de la ténacité et une sacrée organisation. Horowitz lisait peu et se contentait des critiques alors qu’elles le décontenançaient – l’une d’elles le fit d’ailleurs fuir Paris. On présume que Bruno Le Maire n’a pas le même profil et dispose d’un cuir plus tanné.


Ici, on ne participera évidemment pas au lynchage médiatique. L’écriture comme la culture ne font pas partie des incompatibilités prévues pour les députés ou les ministres dans la Constitution, les articles organiques du code électoral ou les quelques dispositions législatives ordinaires éparses applicables en la matière. Rien n’interdit à un député ou un ministre d’écrire. La question qu’il faut se poser est de savoir si le roman permet de creuser davantage le portrait d’un pianiste et de son époque qu’une stricte biographie comme il en existe plusieurs.


Relevons que Bruno Le Maire a rassemblé pour son roman bâti autour du portrait d’une sorte de « saint Sébastien musical » comme il l’écrit si joliment, une abondante documentation, écrite, technique, historique ou sonore. Son souci du détail ne peut guère être mis en défaut. Le pilote du Lockheed U‑2 qui a survolé l’Union soviétique en 1960 au mépris des règles s’appelait bien Francis Gary Powers. Horowitz avait bien l’habitude de jouer sur le même Steinway CD 503 quel que soit l’endroit. Le cabinet d’architecture Skidmore, Owings & Merrill a bien été un acteur déterminant de la construction de tours à New York dans les années soixante. Robert Moses a bien été l’Haussmann new‑yorkais. Le Rohypnol est bien un hypnotique de la famille des benzodiazépines, etc. On a simplement repéré que Rachmaninov a connu une première crise dépressive non à la suite de l’exécution de son Premier Concerto pour piano mais, semble-t-il, de sa Première Symphonie en 1897, par un Glazounov ivre. Vétille.


L’histoire part du concert effectivement donné au Grand Théâtre de La Havane le 9 décembre 1949 par un Horowitz qui y crée la Sonate de Samuel Barber, très rare incursion dans le répertoire « contemporain » du pianiste en dehors de Prokofiev – Horowitz reste fondamentalement un romantique, plutôt d’ailleurs critique sur l’évolution du langage musical de son temps. Le récit est rédigé à la première ou troisième personne par un psychiatre âgé, rassemblant ses souvenirs, Oskar, juif d’origine allemande qui accompagnait à Cuba son frère Franz se destinant à l’époque à la carrière de pianiste. C’est le roman de cette famille. Le psychiatre, à l’époque en formation, suivra longtemps le cas Horowitz ; le frère, écœuré à l’écoute du maître, abandonnera le piano pour devenir agent immobilier. Les scènes à La Havane s’éternisent quelque peu ; on ne sait pas trop ce que font les protagonistes durant plusieurs jours dans la chaleur moite des tropiques mais tout se met en place progressivement et la figure d’Horowitz apparaît à la page 85 puis disparaît et réapparaît à intervalles irréguliers. Humainement, il n’est pas très glorieux. L’homme, homosexuel refoulé né en Ukraine, est hypocondriaque, capricieux, vaniteux, dépressif, avare obsédé par l’argent mais aimant quand même les palaces, cabotin à un point stupéfiant, virtuose ne résistant pas à l’épate, etc. Marqué par sa fuite de Russie en 1925, sans un sou un peu comme Stravinsky, il perd sa mère d’une péritonite, ses frères et son père, importateur de produits électriques américains qui a la mauvaise idée de retourner au pays pour y être déporté en Sibérie, et enfin beaucoup plus tard sa fille unique, Sonia, à la suite d’un accident de moto survenu en 1957, écrasée dans des conditions obscures par les somnifères. Seul son mariage avec la fille d’Arturo Toscanini, Wanda, sorte de matrone impitoyable quoiqu’aimante et veillant à tout, le remet sur les rails, dans le droit chemin, malgré les crises conjugales et Bruno Le Maire, par la voix de son personnage fictif Oskar, atténue la rudesse du portrait d’Horowitz en considérant finalement que « ses caprices faisaient fonction de béquilles mentales ; sans eux, il serait tombé » (p. 211). Ils devaient être sans doute plus utiles que ces séances d’hypnose ou d’électrochocs censées faire du bien au pianiste et dont la simple mention fait frémir.


Le style est autant alerte que classique et fouillé. Bruno Le Maire aime le détail, parfois trop. Il se perd en digressions. On est loin de la sobriété de l’écriture de Jean Echenoz dans son roman Ravel (Editions de Minuit, 2006). Bruno Le Maire veut tout dire. C’est un roman‑monde, un roman mahlérien. Il paraît qu’il contenait d’ailleurs 700 pages lors des premiers échanges avec son éditeur...


Et si Bruno Le Maire veut tout dire, c’est souvent en utilisant toutes sortes de langues. Phrases en latin, espagnol, allemand, américain, italien émaillent son texte alors que le récit est en principe écrit en américain par un Américain. Il n’y a pas de russe. Des propos en langue étrangère des uns ou des autres se retrouvent ainsi prolongés par le reste du texte, en français heureusement pour nous merci. Mais l’absence de traductions n’est en fait en rien gênante. La multiplicité des langues employées traduit bien ce qui existe de longue date dans les milieux musicaux internationaux et Horowitz était bien polyglotte. Il parlait même le français avec Wanda. L’utilisation de langues diverses marque aussi le goût prononcé de Bruno Le Maire pour le jeu des langues, traité ici un peu comme chez Lydie Salvayre avec l’espagnol (Pas pleurer, Seuil, 2014). Elle participe à la fête des mots. Ces langues ressemblent presque à des taches d’atonalité qui brisent un discours qui sans elles pourrait paraître trop lisse ou convenu. La répétition tout au long du roman du qualificatif de plus célèbre, de plus grand, des pianistes sert de son côté de leitmotiv. Elle pourrait presque finir de son côté par nous convaincre qu’Horowitz domine tous les autres.


On apprécie nettement moins les scènes de viol d’enfants par un prêtre américain lorsque sont évoqués les deux fils de Franz et surtout l’empilement de portraits d’autres figures musicales comme Toscanini, la figure tutélaire, Rachmaninov, l’ami et le concurrent, Chostakovitch, le terrorisé, ou Richter, le granitique (sorte de moine‑soldat ou d’ours, encadré par le NKVD, détestant l’Amérique comme Prokofiev et se déplaçant dans ses concerts avec un homard en plastique). On ne saisit pas bien l’intérêt de la description de l’enfer stalinien qu’Horowitz n’a, par définition, pas connu. On ne comprend pas l’intérêt de l’évocation de l’attentat du 11 septembre 2001, nettement postérieur à la mort d’Horowitz quatre jours avant la chute du Mur de Berlin, et ce que vient faire dans ce roman Vladimir Poutine placé devant ses contradictions politiques, « chef mafieux qui avait su galvaniser son peuple avec des contes à dormir debout sur la Russie éternelle » (p. 375). Les lettres décousues et agressives écrites mais jamais envoyées par Franz à Herbert von Karajan, Martin Heidegger, Sigmund Freud, Friedrich Hölderlin, John Fitzgerald Kennedy n’apportent pas grand‑chose non plus, en dehors du fait qu’elles démontrent le dérangement mental croissant de leur auteur et rappellent les faces peu reluisantes de quelques‑uns. Les huit pages consacrées à l’assassinat de Kennedy en 1963 et aux rapports d’enquête paraissent quant à elles carrément superfétatoires alors que le goût d’Horowitz pour la peinture, qu’il collectionne, n’est par exemple quasiment pas évoqué et que ses derniers concerts, à un âge avancé il est vrai, sont passés sous silence.


Mais la description de La Havane avant la révolution castriste est une réussite comme l’évocation de la chanteuse cubaine, Celia Cruz, à la voix d’or – à réécouter – ou celle de l’explosion du marché immobilier new‑yorkais. Est savoureuse la présentation des caniches de Wanda, ses « bichons » qui s’agitent partout. Les apparitions de Wanda ne manquent d’ailleurs pas de sel. Le portrait de Muriel Lebaudy, femme volage, dépensière, qui humilie en permanence son mari, Franz, pianiste raté qui devient un agent immobilier raté également, est par ailleurs parfaitement croqué. On est presque tenté de la comprendre. Le personnage fait partie d’une série où les femmes sont clairement plus fortes que les hommes. L’évocation des exceptionnels concerts d’Horowitz donnés exclusivement le dimanche après‑midi, si la météo était favorable, ne manque enfin pas d’intérêt ; on y est. Richter, qui exigeait selon Oskar l’obscurité pour ses concerts, imposait avec une autorité ne souffrant pas de discussion le silence et une sorte de sidération du côté du public ; Horowitz, qui voulait lui être en pleine lumière, suscitait l’enthousiasme voire un délire qu’on a peine à imaginer aujourd’hui.


Bruno Le Maire décrit du mieux possible le style et la technique de Vladimir Horowitz, coudes sous le niveau du clavier, mains à plat, parcimonie dans le jeu de pédale, fulgurances phénoménales, parfaitement adaptées au répertoire de Robert Schumann, de Franz Liszt ou d’Alexandre Scriabine. Il ne méconnaît pas, au travers des réflexions acerbes autant qu’aigries de Franz, les critiques mettant en cause son approche clinquante du clavier, sa propension à l’esbroufe. Il aurait même pu parler de goût douteux, comme dans ces Variations sur Carmen de Bizet s’il les avait mentionnées. L’auteur aurait pu aussi rappeler que Stravinsky, jamais à une vacherie près, qualifiait de son côté Horowitz de « pianiste des bis », laissant entendre que la superficialité était son seul domaine.


Au total, le roman complète sans honte la biographie de Jean‑Jacques Groleau (Horowitz. L’Intranquille, Actes Sud/Classica, 2017) ou les chapitres consacrés au pianiste dans les ouvrages d’Olivier Bellamy (Dictionnaire amoureux du Piano, Plon, 2014) ou d’Alain Lompech (Les Grands Pianistes du XXe siècle, Buchet Chastel, 2012). Il donne tout à fait envie de réécouter le pianiste, toujours fascinant. Les enregistrements ne manquent pas. Là est l’essentiel alors que Vladimir Horowitz ne croyait pas à sa propre survie artistique. En immense artiste qu’il était, il doutait en permanence de lui‑même. C’est ce que le roman montre bien.


Cela ne doit pas empêcher de s’intéresser à la politique. Julia, la maîtresse d’Oskar, lui dit : « Ne tombe pas dans ce travers de la critique de la politique. Ne la laisse pas aux médiocres. Cela finit toujours mal » (p. 419).


Stéphane Guy

 

 

 

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