Back
04/05/2022 Johann Sebastian Bach : Clavier-Büchlein vor Wilhelm Friedemann Bach, BWV 691, 753, 836, 899, 902a/2, 924, 924a, 925, 926, 927, 928, 930, 932 et 994 – 6 Präludien für Anfänger auf dem Clavier, BWV 933 à 938 – Das wohltemperierte Klavier (Buch I), BWV 846 à 869 Benjamin Alard (clavicorde, clavecin)
Enregistré à Provins (8‑11 juin 2021) – 162’
Coffret de trois disques Harmonia mundi 902466.68 – Notice en français, anglais et allemand
Sélectionné par la rédaction
Benjamin Alard (né en 1985), titulaire des orgues de l’église Saint‑Louis-en‑l’Ile à Paris, a débuté il y a quatre ans une entreprise aussi ambitieuse qu’inédite : enregistrer l’intégrale de l’œuvre pour clavier de Johann Sebastian Bach (1685‑1750), c’est‑à‑dire conçue pour clavecin, éventuellement clavicorde, et orgue. Les mondes du clavecin et de l’orgue ne laissent pas place à la nuance au travers des touches, les instruments l’empêchant, mais impliquent des choix essentiels pour l’interprète en matière instrumentale, de tempos et d’attaque des touches.
Si l’on retient des instruments anciens et non des copies d’anciens comme c’est souvent le cas, le choix est limité par leur rareté, explicable en France par l’association du clavecin au monde des cours balayé par la Révolution, qui a conduit à beaucoup de destructions d’instruments, ou par l’association de l’orgue à une Eglise de l’Ancien régime, par trop proche d’un pouvoir honni. A l’étranger, en Espagne pour des raisons similaires (guerres napoléoniennes et guerre civile) et ailleurs pour des raisons différentes, la situation n’est souvent guère plus favorable.
Dans ce contexte de rareté, Benjamin Alard a retenu pour le premier livre du Clavier bien tempéré (1720), objet principal du sixième volume de son intégrale, un clavecin de Hieronymus Albrecht Hass construit à Hambourg en 1740 et conservé à Provins... dans un « musée instrumental » nous indique la notice alors qu’il n’existe pas, en tout cas actuellement.
Cet instrument, admirablement décoré au vu des photographies figurant dans la notice, fait l’objet d’une description technique malheureusement réservée au spécialiste (« Doté de cinq séries de cordes - 2x8’, 1x16’ et 1x2’ (FF‑c), l’instrument... »), l’éditeur, comme d’autres trop souvent, ayant lâché encore une fois la bride du musicologue. Son histoire étonnante mérite d’être rappelée, la notice étant là un peu trop brève sur le sujet : sans doute construit pour Maria Barbara de Bragance, épouse du roi d’Espagne Ferdinand VI, il avait été repéré par Wanda Landowska juste après l’exposition universelle de 1900 où il avait été exposé, en raison du fait qu’il comporte trois claviers au lieu de deux comme dans la plupart des clavecins baroques allemands. Il aurait ensuite appartenu au grand claveciniste colombien Rafael Puyana qui, sensible à son « ferraillement » comme Wanda Landowska, l’aurait utilisé pour plusieurs enregistrements de sonates de Domenico Scarlatti. Le nombre de ses claviers en augmente évidemment les capacités polyphoniques mais on laissera les musicologues discuter à loisir de la pertinence du choix de Benjamin Alard. On se bornera simplement à relever quand même qu’il ne semble pas qu’un tel instrument ait figuré parmi les instruments de prédilection du Cantor et qu’aucun des clavecins lui ayant appartenu ne comportait de jeux de seize pieds. Quoi qu’il en soit, ce qui importe pour nous, c’est naturellement ses qualités sonores. Et elles sont exceptionnelles à plus d’un titre. Les timbres sont aussi étincelants que ses décors et on est frappé par la variété de ses couleurs. L’instrument, de très grande taille (2,75 mètres de longueur), rappelle clairement aussi l’orgue par sa puissance, la profondeur de ses basses et ses résonances. C’est probablement ce qui a attiré l’organiste Benjamin Alard. Le résultat pourra cependant déconcerter d’autant que l’on frise parfois la saturation sonore, par exemple dans la Fugue BWV 864, la table d’harmonie étant sans doute trop « chargée ». Mais il est indéniablement impressionnant. Le Prélude BWV 847 ou la Fugue BWV 859 deviennent absolument monumentaux avec cet instrument.
Deuxième surprise, l’interprète poursuit ses chemins de traverse en ne retenant pas l’ordre, bien connu, des pièces par demi‑ton, celui qui est suivi par le catalogue BWV. L’interprète ne va pas tout de même jusqu’à séparer les préludes des fugues mais suit pour chaque bloc de prélude et fugue les sous‑dominantes. Plus exactement, il procède par ton puis, pour le bloc suivant, par sous‑dominante avant de revenir au ton suivant, pour un résultat plus musical que celui qui résulte de l’ordre mécanique des touches du clavier. Après les Prélude et fugue en do majeur BWV 846, se présentent ainsi les Prélude et fugue en fa majeur BWV 856 et le cycle se termine par les Prélude et fugue en do mineur BWV 847 qu’on entend habituellement en deuxième position. Pourquoi pas puisque, comme le dit Benjamin Alard, rien n’impose en vérité l’ordre traditionnel ? L’ordre retenu pourra sans doute paraître inutilement iconoclaste à certains, le Clavier se feuilletant assez naturellement comme tout livre, de gauche à droite, en suivant les touches du clavier, mais il a le mérite de secouer la routine et d’aiguiser l’attention. Ce n’est pas un mal pour des pages aussi célèbres qu’enregistrées même si c’est quelque peu perturbant.
Dernière surprise : les tempos. Benjamin Alard avance souvent vite, au point de friser la saturation sonore compte tenu de l’instrument qu’il a à sa disposition. L’urgence et l’esprit d’improvisation frappent dans son approche du Clavier. L’instrument est étincelant et le jeu est donc logiquement flamboyant. Mais il faut être très attentif car on n’a pas toujours le temps de goûter l’architecture des pièces. Le premier prélude (BWV 846) est par exemple vraiment expédié. Sa vitesse n’est pas loin de la précipitation. C’est notre réserve. Elle sera sans doute partagée par ceux qui admirent par exemple l’agogique et le jeu délicatement ouvragé, plus pausé, plus classique, d’une Céline Frisch, dont la hauteur de vue impressionne de bout en bout alors que son clavecin présente une richesse harmonique indéniablement inférieure.
Les surprises ne s’arrêtent pas là.
Comme lors des volumes précédents, Benjamin Alard complète le programme, même si elles figurent sur le premier disque du coffret, par des pages ayant pour vocation de fournir un éclairage singulier sur le cœur dudit programme. Cette fois- ci, il retient d’autres pièces du Cantor ayant préparé le Clavier bien tempéré et des pièces de son fils Wilhelm Friedemann Bach (1710‑1784). Pour les volumes suivants, il n’exclurait pas semble‑t‑il de faire appel à Brahms ou Mendelssohn par exemple. Ceci nous promet une « intégrale » aussi curieuse que, forcément, monumentale.
Ces pièces sont interprétées au clavicorde. Ce n’est pas la première fois que Benjamin Alard utilise cet instrument ancêtre du pianoforte puisque dans le cinquième volume de l’intégrale figuraient déjà des pièces pour clavicorde. Ici il s’agit d’un clavicorde de Johann Adolf Hass construit à Hambourg en 1763 et également conservé au mystérieux « musée instrumental » de Provins. L’instrument permet grâce à un toucher, qui n’a rien à voir avec celui du clavecin, de dégager de subtiles nuances, le doigt sur la touche permettant d’en contrôler le son. L’agilité assez stupéfiante de Benjamin Alard saute alors aux oreilles. Tout est souplesse et jubilation. Du côté des timbres, les aigus ressemblent à de la mandoline ; dans les médiums, le son est assez proche du pianoforte ; dans les graves, on n’est pas loin du cymbalum. Quelle richesse de couleurs pour un si petit instrument qui ne dépasse pas cinq octaves ! Il y a une sorte de fragilité et de grâce qui nous fait penser à ces charmants automates du dix‑huitième siècle. L’instrument est certes connu pour manquer de puissance puisque c’était avant tout un instrument d’étude mais l’enregistrement au plus près compense cette faiblesse. On entend du coup assez bien ses bruits mécaniques, une sorte de cliquetis, mais cela n’est en rien gênant, au contraire presque.
Alors pourquoi le clavicorde ? Au programme de pièces pédagogiques, il a paru logique d’utiliser un instrument d’étude, parfaitement adapté. C’est que Benjamin Alard a souhaité éclairer le Clavier bien tempéré par un Petit livre de clavier (1720) en comportant les prémisses et destiné à instruire son fils Wilhelm Friedemann dans l’art de la composition (et non de l’exécution). On entend ainsi des préludes bien connus mais qui paraissent curieusement écourtés à nos oreilles habituées à un Clavier bien tempéré finalisé parce qu’ils seront amplifiés et surtout complétés par des fugues dans le cadre du Clavier bien tempéré. On a là tout l’intérêt des intégrales. Elles ont souvent le mérite de révéler des pièces méconnues, difficiles à présenter isolément, et c’est le cas ici.
On ne comprend simplement pas trop pourquoi les préludes sont présentés dans un joli désordre, pourquoi ils sont en outre mélangés avec les six Préludes à l’usage des commençants, autre recueil pédagogique, et pourquoi le tout est entrelardé de pièces du fils lui‑même, quatre d’entre elles lui ayant été attribuées finalement d’après la notice (mais deux seulement selon la présentation des plages du disque... laissons là aussi les musicologues s’écharper).
Le tout ne manque donc ni de caractère ni d’originalité. Certains choix apparaîtront sans doute contestables et ne manqueront pas d’être critiqués mais le résultat est assez stimulant, la partie interprétée au clavicorde étant probablement la plus convaincante. Cette nouvelle étape de l’intégrale de Benjamin Alard aiguise notre appétit et confirme ses promesses initiales. On attend donc la suite avec impatience, sûr d’obtenir d’autres surprises.
Le site de Benjamin Alard
Stéphane Guy
|