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03/28/2022 « Psyché »
Charles Baudelaire : La Beauté
André Caplet : Viens ! Une flûte invisible soupire
Emile Paladilhe : Psyché
Claude Debussy : L’Isle joyeuse, L. 106
Lili Boulanger : Reflets
Guillaume Lekeu : Nocturne
Hector Berlioz : Les Troyens, H. 133 : « Nuit d’ivresse et d’extase infinie »
Gabriel Fauré : Le Papillon et la Fleur, opus 1 n° 1
Charles Gounod : Le Soir
Ambroise Thomas : Psyché : « Sommeil, sommeil, ami des dieux »
Franz Liszt : Oh ! Quand je dors, S. 282
Ernest Chausson : Chanson perpétuelle, opus 37
Georges Bizet : Adieux de l’hôtesse arabe
Henri Duparc : Chanson triste
Gioachino Rossini : Otello : « Assis’a piè d’un salice »
Manuel de Falla : Psyché
Reynaldo Hahn : A Chloris
Julius Benedict : La capinera
Francis Poulenc : Nos souvenirs qui chantent, FP 182 Ambroisine Bré (mezzo‑soprano), Julien Dran (ténor), Gérard Depardieu (récitant), Mathilde Calderini (flûte), Anaïs Gaudemard (harpe), Ismaël Margain (piano), Quatuor Hanson : Anton Hanson, Gabrielle Lafait (violon), Jules Dussap (alto), Simon Dechambre (violoncelle)
Enregistré salle Colonne, Paris (2021) – 74’
440Hz/Lyrides – Notice en anglais et en français
Must de ConcertoNet
Le premier album d’Ambroisine Bré arrive tôt dans une carrière qui démarre sous les meilleurs auspices. C’est en premier lieu un magnifique objet avec rabats, édité avec beaucoup de soin par 440Hz, et comme elle l’avoue elle‑même dans le long texte de présentation, la mezzo‑soprano a réuni pour l’élaborer la fine fleur de la jeune garde des artistes français d’aujourd’hui, le pianiste Ismaël Margain, la flûtiste Mathilde Calderini, la harpiste Anaïs Gaudemard, le ténor lyrique Julien Dran et le Quatuor Hanson, rencontrés au gré d’invitations à la Fondation Singer-Polignac, qui, on le sait, fait beaucoup pour les jeunes artistes. L’origine du projet remonte à un concours à l’occasion duquel elle a déniché la rare mélodie Psyché d’Emile Paladilhe, et elle a conçu ensuite l’album comme une variation sur le thème de Psyché, suivant pas à pas les étapes du mythe, au détour des correspondances sensitives évoquées par un bouquet de mélodies chantées soit selon leur partition originale, soit au gré de réductions pour le Quatuor Hanson, voire légèrement transformées (l’aria rossinienne est réduite au seul accompagnement de la harpe).
L’apport d’un récitant est un avantage certain, surtout quand il s’agit de Gérard Depardieu, qui ouvre l’album en lisant d’une voix suave et dans un murmure troublant le poème La Beauté de Baudelaire, et intervient ensuite de façon ponctuelle soit pour inviter Psyché à s’éveiller, soit pour lire le début des poèmes que chante Ambroisine Bré. D’un onirisme assumé, ce bouquet de mélodies s’écoute d’une traite, enivrant et sensuel, réussissant la quadrature du cercle en fondant dans un continuum des plus pertinents un kaléidoscope d’œuvres aux rythmes et aux connotations multiples.
Le poème de Baudelaire évoque les purs miroirs des yeux de la beauté, qui correspondent aux reflets de Psyché dans le mythe comme dans le disque, et l’artiste explicite elle‑même l’organisation qui prévaut dans la suite des mélodies : après une première injonction à l’éveil par le récitant, Psyché multiplie d’abord les rencontres fortuites avec Eros.
La mélodie Viens ! Une flûte invisible soupire d’André Caplet sert d’entame lumineuse à ce voyage aux pleins et aux déliés d’ombre et de clarté, par la grâce de la flûte argentine de Mathilde Calderini, rejointe par le piano d’Ismaël Margain, auxquels répondent les éclats de lumière du timbre d’Ambroisine Bré qui se coule dans des chants d’oiseaux flûtés. La luminosité de l’aigu de la mezzo trouve encore à s’épancher dans les longues phrases suspendues, sensuelles et étales de la mélodie Psyché de Paladilhe, au prix d’un chant legato de haute école, qui s’évanouit dans des pianissimi idéalement maîtrisés. Toujours en pleine lumière, L’Isle joyeuse de Debussy permet à Ismaël Margain d’exposer un toucher arc‑en‑ciel, traduisant comme les reflets du soleil sur la mer, puis il se montre plus narratif en accélérant le tempo vers une étonnante habanera, jusqu’à un final vif‑argent, aux reflets kaléidoscopiques comme une mise en abyme du disque tout entier.
Deux mélodies forment le jalon de l’attente par Psyché des prémices mystérieuses de l’amour dans une nature frémissante : les Reflets de Lili Boulanger nous plongent dans les délices du rêve où Ambroisine Bré fait usage de messe di voce qui illustrent l’inquiétude de l’héroïne, progressant vers l’angoisse, puis traduit l’effeuillage des fleurs par l’évanescence de son aigu flotté. Le Quatuor Hanson entre alors en scène, apportant une touche de sensualité bienvenue au Nocturne de Lekeu, exprimant la délicate caresse de leurs cordes frémissantes, comme un avant‑goût de sensualité auquel répondent les pianissimi tendres et opalescents de la mezzo, avant que Gérard Depardieu n’appelle encore la princesse avec une fascinante douceur.
Vient alors le moment des atermoiements de l’amour, avec d’abord le duo de Didon et Enée issu des Troyens de Berlioz, à l’orchestration ici réduite au quatuor, qui permet un allégement des textures particulièrement adéquat. La progression de l’exaltation des amants par l’intermédiaire de l’entrelacement des voix, fondée sur l’entêtante répétition des phrases du texte comme de celles de la musique, propice à de fines variations sur des volutes ascendantes, est idéalement reproduite par Julien Dran et Ambroisine Bré, jusqu’à l’expression d’un véritable sentiment d’abandon auquel aboutissent Enée et Didon, tandis que le soleil et le miel du timbre du ténor s’unissent à l’ambre translucide de celui de la mezzo. Ainsi la « tendresse enivrée » du texte se voit parfaitement réalisée grâce aux effets conjoints de la pureté d’émission des chanteurs, de la maîtrise de leur diction, du contrôle absolu de leur aigu piano, alliés à la sensualité des cordes du quatuor, dans ce qui apparaît comme un des sommets du disque.
On apprécie particulièrement le jeu lumineux d’Ismaël Margain, délicat et vif dans Le Papillon et la Fleur de Fauré, où l’abandon amoureux se joue dans un fond d’ombres sur un surprenant rythme enjoué de valse, comme dans le rythme cursif du Soir de Gounod, qui voit poindre l’exaspération de l’amour frustré.
La partie suivante fait la part belle au sommeil. Dans la réduction pour quatuor de la scène issue de l’opéra Psyché d’Ambroise Thomas s’ouvre une vraie scène dramatique, où la perspective est inversée puisque la chanteuse joue ici Eros, faisant appel au sommeil pour calmer ses ardeurs face à Psyché. Ici les vocalises légères puis sensuelles d’Ambroisine Bré, les phrases legatissimo et les longs pianissimi suspendent le temps, tout comme dans le plus célèbre Oh ! Quand je dors de Liszt, où le rayon de lumière frémissant de l’aigu de Bré se mue ensuite en vocalise descendante. Son jeu sur le vibrato expressif met ici particulièrement en valeur la structure en suspens de l’alexandrin d’Hugo, jusqu’au superbe pianissimo flottant final.
C’est alors que Psyché tombe dans le désespoir. Le récitant lui demande de venir éveiller Eros, mais dans la Chanson perpétuelle de Chausson, l’abandon mène à la tentation du suicide, et quand les messe di voce aboutissent à de saisissants diminuendi mourants, l’éclat du timbre de la mezzo tisse le linceul doré évoqué. Plus loin, la formidable mélodie de Bizet Adieux de l’hôtesse arabe, sur un ostinato obsédant en écho à l’alexandrin ici plus heurté d’Hugo, mène la voix de la mezzo dans des régions plus graves, en style mozarabe, jusqu’à une vocalise finale étourdissante, se muant en écho vers le trille.
La Chanson triste de Duparc offre un moment de résignation plein de retenue, avant que les dieux n’offrent à la princesse le réveil lui donnant accès à l’amour éternel. La harpe seule d’Anaïs Gaudemard donne ensuite à la chanson du saule de Desdémone dans l’Otello rossinien plus de relief que jamais : la déploration y est d’autant plus poignante, et Ambroisine Bré nous fait espérer qu’elle chantera le rôle un jour sur scène.
Enfin, le récitant lit le début du texte de la Psyché de Falla, qui consacre le réveil de la princesse, matérialisé par des aigus suspendus, au milieu d’ostinati rappelant le Sacre du printemps de Stravinsky. Le splendide A Chloris de Reynaldo Hahn confirme l’envolée dans une effusion alentie, au gré d’un délicieux style archaïsant où le timbre frémissant de la mezzo fait merveille. On retrouve le piano admirable de rythme d’Ismaël Margain dans La Capinera de Julius Benedict, où la voix de Bré rejoint la flûte de Mathilde Calderini dans l’excitation printanière de vocalises délicieuses, gorgées d’appétit de vie, puis plus extatiques jusqu’au trille vocalisé final.
C’est alors que le récitant conclut le voyage sur l’accès de Psyché à l’immortalité, avant que le récital se close par une remarquable surprise : le très jazzy Nos souvenirs qui chantent de Poulenc, qui n’était pas annoncé dans le programme, et donne un ton moderne et charmant à cette fin qui est un commencement.
Comment ne pas être impressionné par la complexité et la qualité du programme de ce premier récital, qui consacre une entrée dans le monde du disque pour le moins personnelle, originale et fine d’une des jeunes artistes les plus prometteuses de la nouvelles génération lyrique française, d’autant plus qu’elle met en valeur des instrumentistes particulièrement brillants dans un écrin qui marque leur participation du sceau de l’évidence ?
Le site d’Ambroisine Bré
Philippe Manoli
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