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02/25/2022
Claude Debussy : Pelléas et Mélisande
Vannina Santoni (Mélisande), Julien Behr (Pelléas), Alexandre Duhamel (Golaud), Marie-Ange Todorovitch (Geneviève), Jean Teitgen (Arkel), Damien Pass (Le médecin), Hadrien Joubert (Yniold), Mathieu Gourlet (Un berger), Chœur de l’Opéra de Lille, Yves Parmentier (chef de chœur), Les Siècles, François-Xavier Roth (direction)
Enregistré à Lille et à Boulogne‑Billancourt (mars 2021) – 158’15
Coffret de trois disques Harmonia Mundi HMM 905352.54 – Notice et livret en français, anglais et allemand


Must de ConcertoNet





Puisque, selon l’adage, à quelque chose malheur est bon, l’industrie du disque a su tirer parti de la pandémie pour enregistrer impromptu un certain nombre d’intégrales d’opéra, profitant des répétitions réalisées par certaines productions qui ne pouvaient recevoir de public, avant ou après des captations vidéo. C’est le cas de ce Pelléas né lillois, capté en mars 2021, et enregistré dans la foulée par Harmonia Mundi. Ainsi ce disque est‑il indissociable de la mise en scène de Daniel Jeanneteau, dont la scénographie était centrée sur un gouffre insondable aux rebords lisses, occupant le milieu de la scène, dans lequel Golaud finit par jeter Pelléas à la fin de l’acte IV. Le metteur en scène mosellan par ailleurs n’oubliait pas l’élément liquide, omniprésent dans l’œuvre, et dont les frémissements étaient audibles sur scène.


Déjà au cœur de la réussite de la production lilloise, la direction de François-Xavier Roth, à la tête de son orchestre Les Siècles, trace une voie assez personnelle et, disons‑le, stupéfiante d’impact. Se mettant à distance à la fois des brumes floutées d’une certaine tradition d’interprétation et du tranchant plus moderniste récemment mis en œuvre par Boulez ou Minkowski, il profite des timbres incroyablement profonds de ses instruments d’époque et des alliages inouïs qui en découlent pour obtenir des couleurs alliant franchise, suavité et densité. L’écoute de l’œuvre en est renouvelée, on est happé dès les premières mesures par les fascinantes couleurs de cet orchestre grondeur, inquiétant et subtil, dont les qualités narratives sont primordiales : c’est bien un drame qui se déroule à nos oreilles, la chair et le sang presque n’en sont pas absents, même si l’écoute seule naturellement spiritualise quelque peu ce qui à l’écran nous fascinait dans l’expression des visages et des corps. Roth crée un théâtre de sensations et non d’impressions, qui sont galvanisées par une prise de son fine et profonde capable de nous immerger dans un monde où l’aspect tactile semble paradoxalement aussi présent que les jeux de lumières quasi soulagiens distillés par l’orchestre. Sa direction est finalement totalement lyrique, et peut tout simplement séduire ceux qui jusqu’alors pouvaient être rebutés par le modernisme de la partition.


La distribution, à une exception près, réunit des timbres et des personnalités fortes, de grandes voix, qui dessinent des personnages tout sauf monolithiques ou transparents, mais au contraire vivants et frémissants, littéralement palpables et sans cesse en évolution. Et la mise en scène de Jeanneteau a infusé à cette galerie de personnages un arrière‑plan psychologique assez rarement perçu, de sorte qu’il en reste quelque chose, même au disque seul : le poids de la responsabilité de la famille régnante d’Allemonde dans le drame aura rarement paru plus lourd, à l’unisson des menaçantes couleurs du basson si présent dans la partition. Ainsi Arkel est‑il finalement ambigu derrière son apparente volonté d’apaisement – ou peut‑être même à cause d’elle, de son insistance ; d’ailleurs « As-tu peur de mes vieilles lèvres ? » proféré à l’intention de Mélisande, laisse apparaître un gouffre de sévices possibles. Ainsi Golaud, noble et jeune, tranche‑t‑il avec le patriarche, mais sa culpabilité éclate progressivement, après un début où, dans une scène de chasse d’une saisissante fluidité, rien n’était déterminé en lui, où toute évolution était possible. Ainsi Mélisande, enfin, au timbre charnu, lumineux, presque éclatant parfois mais retenu, pas du tout diaphane pour autant est-elle comme le cœur vivant symbolisant ce qui ne l’est plus dans les succédanés d’Atrides qu’est devenue la famille régnante d’Allemonde, cœur qui sera réduit au silence et littéralement détruit.


Vannina Santoni réussit le tour de force de renouveler l’image de Mélisande, en faisant d’elle une véritable boule d’affects indéterminés au bord de la rupture à chaque instant, sans but et sans source certes mais d’une présence vulnérable et fascinante, d’une lumière irradiante dans la scène de la tour. Le Golaud d’Alexandre Duhamel a eu déjà le temps de mûrir depuis ses débuts bordelais dans le rôle en 2018. Le timbre est plein, sombre et lumineux (quelle noirceur folle dans le grave de « donnez‑moi » aux souterrains !), la puissance totalement maîtrisée, et comme rentrée. Elle éclate en fureur dévastatrice, ce Golaud se révélant plus animal que Van Dam, plus violent dans des « Absalon !  » phénoménaux où le timbre ne vacille pas, mais il sait tout autant traduire la fracture progressive du prince à demi‑halluciné, refusant de croire ce qu’il ne veut pas voir (la cécité étant partout dans cette œuvre) dans les jeux de ces « enfants » que ne sont pas Pelléas et Mélisande, pliant son instrument jusqu’à une ténuité proprement inouïe dans ses appels au pardon de Mélisande à l’acte V, sur un fil de voix impalpable. C’est presque un Boris Godounov qu’on peut deviner derrière ce Golaud miné par le doute et la culpabilité, qu’exprime une violence latente distillée, infusée, tellement liée à l’expression d’une profonde tendresse qu’elle en est encore plus fascinante. Lui répond en creux l’Arkel phénoménal de Jean Teitgen, au timbre de granit luminescent, d’une élégance dans la diction qui n’exclut pas l’esquisse d’une possible culpabilité héréditaire. Si Julien Behr dessine un Pelléas élégant, sobre, lyrique, assumant aisément les graves du rôle, il lui manque peut‑être le frémissement, la fièvre qui fait la marque des meilleurs titulaires du rôle. Marie‑Ange Todorovitch a encore de la couleur en réserve, et tient bien son rang en Geneviève, malgré certaines rugosités désormais inévitables. Le petit Yniold d’Hadrien Joubert ne convainc pas totalement non plus, son timbre se révélant plein et lumineux dans le grave mais trop voilé dans l’aigu qui est le point cardinal du rôle, ce qui fait perdre de son impact à la terrible scène sous la fenêtre de Mélisande.


Voici donc finalement un nouveau jalon essentiel à la discographie d’une œuvre décidément inépuisable, imparfait sans doute mais extraordinairement suggestif et plus réussi que tant d’autres...


Philippe Manoli

 

 

 

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