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12/18/2021 « Terre de jeu »
Serge Prokofiev : Musiques d’enfants, opus 65
Francis Poulenc : Villageoises (Petites pièces enfantines), FP 65
Gian Francesco Malipiero : Omaggi
Robert Schumann : Waldszenen, opus 82 : 7 « Vogel als Prophet »
Henry Cowell : The Fairy Answer
Dane Rudhyar : Third Pentagram : 4. « Stars »
Federico Mompou: Scènes d’enfants Isıl Bengi (piano)
Enregistré à la Salle philharmonique de Liège (septembre 2021) – 44’00
Insolite Records INSO1 – Notice (en français, anglais et allemand) d’Isıl Bengi
Sélectionné par la rédaction
Isıl Bengi, au piano, partage actuellement la scène avec Laetitia Casta pour esquisser un portrait de Clara Haskil (1895-1960) au travers d’une évocation scénique de sa vie courageuse, artistique et personnelle. Clara Haskil, prélude et fugue (qui sera donné à Paris en janvier) est à la racine du nouvel album de la pianiste turco-belge qui, après les mille fragrances de « Hikaye », conté avec passion, se tourne vers l’enfance de Clara Haskil (1895-1960) qui l’a tout particulièrement touchée. Isıl Bengi choisit des pièces évocatrices de l’enfance composées par des contemporains de Haskil, tous nés, comme elle, vers la fin du XIXe siècle à l’exception de Robert Schumann (1810-1856).
Schumann présent au programme, l’un des volets des Scènes d’enfants semblerait aller de soi, mais le souffle lutin et l’irrésistible attrait de « L’Oiseau prophète » des Scènes de la forêt (1849), limpide et poétique, expliquent ce choix hors fil rouge. La pianiste fait voleter un chant aérien d’oiseau aux légères dissonances arpégées, momentanément interrompu par le ton hymnique d’une mélodie populaire. A la fin, la reprise du chant de l’oiseau ensorceleur reste sans résolution. Serait-ce qu’il s’envole ? La légèreté de touche de Bengi laisse la réponse suspendue dans les airs.
Deux cycles relativement célèbres ouvrent ce programme attrayant. Musiques d’enfants (1935) est la première contribution à la pédagogie musicale de Serge Prokofiev (1891-1953), un an avant le plus percutant Pierre et le loup. Isıl Bengi capte avec beaucoup de verve et de sensibilité l’esprit rêveur, ludique ou contrarié des humeurs changeantes de l’enfant tout au long d’une seule journée, évoquées avec douceur ou avec espièglerie par le compositeur qui, même lors de pièces pour lui relativement simples, imprègne les partitions d’un léger parfum russe en plus de sa marque rythmique indélébile. Les Villageoises (1933), « petites pièces enfantines » de Francis Poulenc (1899-1963), forment une suite de cinq brefs mouvements de danse, taquins et plaisants, suivis d’une Coda mutine, qui reprend en écho débridé les motifs et les rythmes qui la précèdent. De nouveau, Bengi fait sien l’esprit joueur et non sans humour de ses miniatures. Elle marque bien les rythmes comme il convient sans manquer d’évoquer, d’une main gauche habile, le bourdon accompagnateur d’une vielle dans la « Petite ronde ».
Le titre « Terre de jeu » se justifie pleinement au cours des cris et des jeux de Scènes d’enfants (1915-1918) de Federico Mompou (1893-1987), les cinq volets souvent relevés de saveurs catalanes et d’un souffle de liberté propice. La sensibilité, l’énergie et la musicalité de la pianiste mettent en évidence le charme profond de ces cinq miniatures, joyeuses, rieuses, ou turbulentes, aux rythmes trépidants, ou d’une douceur intimiste à la grâce chaloupée. En revanche, le style limpide des trois Hommages (1920) de Gian Francesco Malipiero (1882-1973) touche aux enfants indirectement en esquissant pour leur plaisir un perroquet, un éléphant et un idiot. Le perroquet bat des ailes sur son perchoir à la recherche d’un envol impossible; la lourdeur de l’éléphant n’empêche en rien l’apesanteur de ses rêves; la folle danse d’humeur déjantée de l’idiot est une invitation à un abandon salutaire, bien que la conclusion impose une pensée plus sobre. Isıl Bengi a le don de s’adapter avec souplesse aux besoins des partitions, aux climats et à aux effets recherchés qui revivent sous ses doigts avec un charme bienvenu.
Plus atypiques viennent les pièces de Cowell et de Rudyhar qui font appel à l’imagination, sur un plan plus irréel voire mystique. The Fairy Answer (1929) de Henry Cowell (1897-1965) exploite une croyance irlandaise qui fait la différence entre un fidèle écho et une réponse de fée qui modifie l’écho pour signaler sa présence. Cowell relève le défi musical avec révérence, douceur et de poésie, loin de ses compositions plus expérimentales. Adepte de l’astrologie transpersonnelle et des théories théosophiques, Daniel Chennevière (1895-1985) prit le nom Dane Rudyhar en s’installant aux Etats-Unis en 1916. Ses compositions peuvent faire penser tantôt à Scriabine, tantôt à Scelsi au cours d’un même morceau et c’est le cas d’» Etoiles », quatrième volet du troisième des quatre Pentagrammes composés entre 1924 et 1926. Accords et notes égrenées, brefs motifs et accords brisés créent un climat fantomatique et la pianiste se glisse dans ce monde dématérialisé avec toujours autant de sensibilité et de naturel.
« Terre de jeu » mène de front l’effervescence de l’enfance et le monde de l’imaginaire, cela de Russie en France, d’Italie en Allemagne et aux Etats-Unis avant son épilogue énergique en Espagne. Le charme, le magnétisme et la sensibilité des interprétations d’Isıl Bengi captivent. Elle rend pleinement justice à la grande variété de styles, de techniques et de climats, menant le mélomane à l’occasion à la découverte, toujours au plaisir.
Le site d’Isıl Bengi
Christine Labroche
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