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03/26/2021
Charles Rosen : Musique et sentiment et autres essais
Traduction et introduction de Théo Bélaud
Contrechamps Éditions – 252 pages – 20 euros


Sélectionné par la rédaction





Sous le titre Musique et sentiment et autres essais, les Editions Contrechamps ont réuni une série de conférences prononcées à Bloomington en 2000 par Charles Rosen (1927-2012), prolongée par quatre essais.


A l’instar des précédents ouvrages de Charles Rosen devenus entretemps des références (Le Style classique, La Génération romantique, Arnold Schoenberg...), les commentaires de nature musicologiques, avec illustrations musicales, sont émaillés de remarques de synthèse qui en rendent la portée accessible au lecteur de bonne volonté. Des exemples? Tenez: «Et c’est bien lorsque les compositeurs apprirent à intégrer l’extraordinaire sens du contraste de l’improvisation baroque à l’intérieur d’une structure formelle complexe que l’unité du sentiment fit place à un art nouveau du contraste dynamique»; ou bien: «Cependant, c’est avant tout la nature fondamentalement non satisfaisante de la notation qui a permis aux monuments de la musique occidentale de survivre et d’échapper à l’érosion destructrice du temps. En fait, c’est cet antagonisme fondamental entre la partition et l’interprétation, le concept et la mise en œuvre, qui fait la gloire de la musique occidentale». Des pépites de cette saveur, le livre en regorge!


Rosen n’a pas son pareil pour débusquer, dans les périodes classique et préromantique, ce qui fait l’originalité et l’intégrité des formules «conventionnelles» (cf. les monceaux de gammes et d’arpèges typiques des tournures cadentielles) au sein d’un style donné, et pour mettre en exergue ce à quoi renonceront les compositeurs dits romantiques pour accoster à d’autres rives du sentiment.


Mais du sentiment que chacun éprouve à l’écoute de la musique, il ne sera nullement question: Rosen s’emploie moins à verbaliser un ressenti qu’à donner à entendre (intérieurement, pour ceux qui y parviennent à la lecture d’un fragment de partition) et à saisir la manière par laquelle le sentiment innerve les structures musicales et s’articule à un style donné.


Il n’entre dans le cadre de ce compte rendu ni dans nos moyens de discuter un livre tel que celui-ci... encore qu’on pourrait adresser à Rosen le reproche de trop prédilectionner les génies (Mozart, Haydn, Beethoven) aux dépens des petits maîtres, réduisant ainsi le rayonnement de ses brillantes analyses – Marc Vignal nous rappelle, dans le Guide de la musique symphonique (Fayard), que quelque quinze mille symphonies ont été composées au XVIIIe siècle!


Frappe la prégnance continuelle du texte musical, et l’acuité des observations pour ce qui concerne les œuvres avec piano, comme si le musicologue Rosen s’appuyait sur l’expérience du pianiste Rosen, faisant ainsi de certains passages une sorte de dialogue entre les deux lobes de son cerveau – pour reprendre la formule par laquelle Goethe définissait la singularité du Neveu de Rameau de Diderot. Diderot, que cet esprit à l’érudition «vraiment intimidante» (dixit Boulez) cite à travers un extrait de la Lettre sur les sourds et muets. Pour autant, les références de Rosen ne sont pas de nature aussi encyclopédique que celles d’un Carl Dahlhaus, dont la démarche «pluraliste» épinglée par Philipp Gossett encourait le risque de se disperser plus souvent qu’à son tour.


Dans les quatre essais complémentaires, le musicologue américain se concentre sur la musique d’Elliott Carter (disparu la même année que lui en 2012), dont il fut, aux côtés de Pierre Boulez et Oliver Knussen, l’un des plus fervents prosélytes, et porte un regard à la fois plein de résignation et de malice sur «L’avenir de la musique»... non sans déplorer la place grandissante prise par l’enregistrement, ce dernier ne pouvant se substituer selon lui au déchiffrage, à la confrontation directe avec le texte musical, comme cela fut la règle du temps que les amateurs pratiquaient la musique au foyer. L’auteur de ses lignes, critique de disques et pianoteur à ses heures, s’est naturellement senti visé par cette remontrance, mais une précédente, plus vertement formulée, lui avait déjà été administrée par René Leibowitz dans un texte intitulé «Splendeurs et misères du microsillon», extrait du Compositeur et son double.


L’intérêt de ce volume doit aussi beaucoup à la traduction et à la remarquable introduction de Théo Bélaud: après avoir tracé les grandes lignes de force de la pensée de Rosen, il est parvenu à nous livrer une traduction claire et élégante, où l’oralité originelle du propos (et ses inappréciables corrélats: pédagogie et fluidité) perce à travers le lexique musicologique parfois aride et la réflexion pénétrante du maître.


Il faut dire que l’on doit à Théo Bélaud l’invention d’un genre nouveau sur le wanderersite: manière de conjugaison entre la critique musicale (le propos se rapporte à un concert donné) et une analyse des œuvres à la lumière de l’interprétation (exemples musicaux à l’appui). Le résultat – pour peu que l’index de l’internaute ne manifeste pas trop d’impatience sur la souris, la longueur de l’article dépassant de loin celle assignée à un compte rendu lambda – dénote un professionnalisme et une capacité d’analyse insignes. L’idée d’«Offrande musicale», par-delà la référence à Bach, traduirait bien, ce me semble, l’originalité de sa démarche, en ce que la partition, interface objective de l’œuvre, ne s’éprouve et ne se donne en partage au plus grand nombre que par le truchement de son interprétation en public. C’est-à-dire grâce aux artistes. Mais le meilleur moyen de se forger sa propre opinion n’est-il d’y aller voir de plus près?


Jérémie Bigorie

 

 

 

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