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07/10/2020 «Jeux de miroirs»
Maurice Ravel : Alborada del gracioso (versions pour piano et pour orchestre) – Le Tombeau de Couperin (versions pour piano et pour orchestre) – Concerto en sol majeur Javier Perianes (piano), Orchestre de Paris, Josep Pons (direction)
Enregistré à Paris (mars 2017) et à Malaga (novembre 2018) – 81’05
Harmonia mundi HMM 902326
Must de ConcertoNet
Il faut se débarrasser des lieux communs à propos de cet album monographique consacré à Ravel. Il faut fuir des choses bien connues comme la «touche espagnole» de Ravel, mais en même temps, il faut reconnaître l’adresse de Pons et Perianes pour choisir dans son œuvre une pièce doublement présentée ici, l’Alborada del gracioso, et se limiter après à deux grands ouvrages du compositeur français. Peut-être connaît-on moins bien en France l’aptitude historique des orchestres espagnols pour Ravel, Debussy et Fauré, entre autres. On peut évoquer un disque de Pons avec l’Orchestre national d’Espagne (il en était le directeur musical) avec Iberia de Debussy, mais aussi la Rapsodie espagnole, Boléro et l’Alborada del gracioso (2011, Deutsche Grammophon). Et, dans ma mémoire, encore plus loin, un récital de Perianes où brillait spécialement son interprétation d’une large sélection des Préludes de Debussy (Harmonia mundi, 2013).
Chez Ravel, l’orchestration est l’œuvre. Comparez ses Valses nobles et sentimentales ou l’Alborada del gracioso en versions piano et orchestre. Il s’agit de deux œuvres différentes. Peut-être le caractère spécialement pianistique de Gaspard de la nuit a-t-il dissuadé Ravel d’orchestrer ce triptyque du phantasmatique monde d’Aloysius Bertrand. Au moins, dans le cycle du Tombeau de Couperin – Ravel n’a pas orchestré deux des six pièces –, on conserve l’essence du classicisme élégant, nonchalant et peut-être baroque de l’original (c’est un deuil, mais on cache le pathos, on l’enfouit). Dans ce récital, on peut comparer. Perianes développe l’élégance de contenance légère, jamais rigide, puisque Ravel était élégant, jamais snob – il n’aurait pas été bien placé dans la Recherche de Proust, même s’il parfois est allé chez «Winnie» Singer, comtesse de Polignac.
Il semble que Pons et Perianes ont envisagé le premier mouvement du Concerto en sol comme un épisode de Pétrouchka, le deuxième comme un nocturne de Chopin, dépourvu de pathos, mais avec tout son lyrisme, et le troisième comme une course vive, une sorte de moto perpetuo, présentant une parenté avec le jazz, lointaine pour nous et pour ceux, peu nombreux, qui connaissaient le véritable jazz à l’époque, mais vraisemblable pour les contemporains. Après tout, quelques années plus tôt, Gershwin avait composé sa Rhapsody in Blue et il était venu en Europe pour recevoir des conseils, entre autres, de Nadia Boulanger et Ravel. On a l’impression que le jeune musicien américain ne savait pas qu’il avait ouvert une porte. C’est l’époque des compositeurs, des écoles qui ouvrent les portes, en même temps que les années où la politique s’emploie à fermer tout ce qui est possible. C’est le temps de l’essor de Bartók, de Stravinsky et Schoenberg, mais aussi de Falla, de Poulenc et de Berg, si différents. On pourrait ajouter des noms, mais ce n’est la peine d’écraser la sensibilité d’un (im)possible lecteur.
La sensibilité et la virtuosité sont ici au service d’un répertoire éloigné de la sensibilité postromantique. Le résultat n’est du tout composite, n’est pas du tout un mélange: c’est la vision d’une époque qui avait ses idéaux, ses idoles, voire ses goûts, et on sait bien que les goûts d’une époque enfantent rarement ceux de la suivante. Mais ce récital est vif; ce n’est pas un document, même s’il offre quelque bouquet raffiné du temps jadis où, il y a cent ans, l’entre-deux-guerres, le temps du surréalisme, la grippe et les frustrations d’après-guerre. Avec un éclat renouvelé.
Ah, le jeu des bois du «Rigaudon» final du Tombeau orchestral! Ce n’est pas innocent si le récital de Perianes et Pons commence et finit avec l’Alborada del gracioso, une pièce du cycle Miroirs, justement. Le gracioso est un personnage de la comédie espagnole du Siècle d’or, l’époque du corral de comedias populaire, mais aussi du théâtre du palais, de la Cour. C’est le personnage d’habitude valet (Sganarelle à sa façon), d’une condition inférieure au seigneur, au cavalier jeune et vedette. Il dit de choses avec de l’humour, parce qu’il et plus bête, ou plutôt parce qu’il plus sage et sournois. Il amusait les gens à l’époque; aujourd’hui, très souvent, les metteurs en scène ne savent pas que faire de ce personnage si lointain de la sensibilité «moderne».
C’est un récital important en même temps que généreux (81 minutes). Un miroir, un jeu de miroirs, comme le titre le proclame, voire une mise en abyme. C’est une trouvaille et une rencontre. Le Catalan Pons et l’Andalou Perianes rencontrent l’Orchestre de Paris et réussissent dans un répertoire tout à fait français, celui du compositeur de Boléro, de la Pavane, de L’Heure espagnole. Un disque d’un niveau supérieur parmi les références ravéliennes.
Santiago Martín Bermúdez
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