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06/24/2020
Franz Schubert : Winterreise, D. 911
Peter Mattei (baryton), Lars David Nilsson (piano)
Enregistré à Piteå (novembre 2018) – 69’07
SACD Bis BIS-2444






Peter Mattei mène une carrière internationale exemplaire depuis maintenant trente ans. A 55 ans, sa voix n’a rien perdu de son émail, de son éclat. Sa couleur ambrée (je dirais même wengué) séduit toujours autant qu’à ses débuts, la tenue de sa voix, son ambitus sont intacts.


Après avoir privilégié l’opéra durant toute sa carrière, avec une poignée de rôles choisis et consciencieusement explorés (le Comte des Noces, Don Giovanni, Yeletsky, Onéguine, Wolfram, Billy Budd, plus récemment Amfortas et Wozzeck), le baryton suédois a décidé de s’attaquer au monument que représente Le Voyage d’hiver, de Schubert, lui qui a peu travaillé le répertoire du lied, enregistrant seulement quelques lieder de Mahler en 2015.


Dans une récente interview à la RTBF, en 2019, il raconte qu’il avait affirmé à 18 ans qu’il lui faudrait atteindre la cinquantaine pour affronter un tel Himalaya. Et il s’y est tenu. Pour mettre un certain nombre de chances de son côté, il a chanté le cycle dans une série de récitals de 2018 à 2020 pour préparer le disque, avec son partenaire, le pianiste Lars David Nilsson, Suédois comme lui.


Cependant, pour ne pas être trop influencé par les interprétations les plus orientées parmi les centaines d’enregistrements connus de l’œuvre, il s’est toujours refusé à les écouter, et a décidé de proposer son interprétation comme vierge de toute référence, tout comme son pianiste. Il est assez fréquent que les chanteurs veuillent s’attaquer à une partition d’abord sans référence pour éviter le risque d’être trop influencé, mais dans le cas qui nous occupe, on se demande si c’est une bonne idée. Car se priver des chemins tracés durant plus de quatre-vingts ans par des interprètes fort différents ne permet peut-être pas de creuser un sillon très original dans ce champ-là.


A première vue, Mattei ne situe pas son interprétation parmi les plus extrémistes, la durée de son disque, 69 minutes, se situant dans une bonne moyenne, loin des 60 ou 80 minutes et plus des lectures les plus originales. Du fait de son style, on imagine bien qu’il se situe plutôt du côté des interprétations «vocales» type Peter Anders que des «diseurs» type Julius Patzak.
Le premier lied, «Gute Nacht», donne le ton: il doit enclencher un voyage justement, pas trop désespéré ou statique dès l’initium. Il faut créer les gradations du désespoir, éviter peut-être la lassitude initiale excessive d’un Hotter, trouver sa voie entre la manière didactique de Fischer-Dieskau et un personnage très incarné comme le fait Hermann Prey.


Mattei se situe plutôt du côté de Prey, sur l’ensemble: legato plein timbre et effets de dynamique savamment dosés mais aussi effets de couleur, jeu sur les consonnes, effets d’essoufflement composent une interprétation sfumata. C’est un Winterreise sur les collines siennoises avec le regard de Vinci. On sent un parcours quand même, un vrai voyage, séduisant, ni froid ni amer, crépusculaire plutôt, mais un retour de Cythère plus qu’un parcours glacé vers l’absolu, et l’accompagnement de Lars David Nilsson le suit pas à pas dans cette voie, avec beaucoup de concentration, sans effets superflus mais n’ouvrant pas non plus une voie originale d’interprétation.


«Gefror’ne Tränen» est plus fâché que désespéré, «Der Lindenbaum» évoque un soleil couchant encore, une insensible extinction, peinte avec une délicate diction dans le pianissimo. Sa dernière strophe nous évoque Pavel Lissitsian: une trop belle voix pour émouvoir, seulement faite pour fasciner. Mattei ne va pas chercher au plus profond les ressources expressives, la fin du lied est apaisée, presque lumineuse. On frôle le contresens. «Auf dem Flusse» est construit tout en contrastes, avec une diction très sculptée, une belle construction sur la dynamique puis des phrases susurrées, mais le legato insistant nous fait un peu perdre le sens du lied. La seconde partie de «Rast» apporte un certain degré d’émotion dans un chant à fleur de lèvres. Dans la répétition finale d’«Einsamkeit», Mattei joue encore de forts contrastes dynamiques pour asséner la négation, mais est-ce du désespoir? Dans «Die Post», le moment décisif «keinen Brief» est un peu survolé, l’émotion n’enfle pas, on n’a pas ressenti assez la fracture. Malgré un travail sur les consonnes remarquable tout au long du cycle, on retrouve dans «Der greise Kopf» le sempiternel legatissimo qui ne permet pas l’expressivité extrême qu’on attend ici. On attend en vain dans la suite l’arc dramatique savamment construit qui mène aux cimes du désespoir, voire vers un au-delà de ce sentiment. «Der Wegweiser» nous offre un joli coucher de soleil encore, sans plus. On voudrait que dans «Mut» le rythme dansé soit mieux mis en valeur, utilisé pour nous faire entrevoir l’abîme par contraste, avec une joie forcée, comble de la pudeur du désespoir, et la voix ici manque même de légèreté dans les traits vocalisants. «Die Nebensonnen» est enfin plus prenant, plus étouffant et le «Leiermann» final nous donne enfin ce qu’on espérait: une vraie intériorisation du chant comme du sentiment, un ton totalement intime, comme l’expression d’une réminiscence.


Mais dans l’ensemble, l’approfondissement des gradations de sentiments nous a manqué, la maîtrise de l’arc dramatique du cycle également. Sans doute cette version séduira-t-elle les moins initiés, ou ceux qui veulent se laisser bercer par un timbre enchanteur. Mais Jonas Kaufmann va bien plus loin dans la même veine opératique, quand Christian Gerhaher, lui, déploie des trésors d’expressivité textuelle, et Matthias Goerne fascine par l’approfondissement des jeux sur le souffle et les infinités de gradations de couleurs, pour ne citer que les plus célèbres.


Peut-être Peter Mattei reviendra-t-il plus tard au Voyage d’hiver, pour approfondir son approche, comme l’ont fait Dermota ou Fischer-Dieskau. Dommage qu’il n’ait pas su l’aborder avec plus de recul au moment où la splendeur de sa voix est encore totale, comme l’a fait Kaufmann. Mais de toute façon une telle œuvre permet qu’on creuse son sens avec autre chose que la splendeur d’un timbre et l’évidence d’un legato mêlées, Gerhaher comme Goerne en étant relativement bien moins pourvus.


Philippe Manoli

 

 

 

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