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09/01/2017 Arnold Schönberg : Presto en ut majeur [b] – Scherzo en fa majeur [b] – Quatuor en ré majeur [b] – Quatuors n° 1 en ré mineur, opus 7 [b], n° 2 en fa dièse mineur, opus 10 [a], n° 3, opus 30 [b], et n° 4, opus 37 [b]
Alban Berg : Quatuor à cordes, opus 3 [b] – Lyrische Suite (version avec voix) [a]
Anton Webern : Langsamer Satz, M. 78 – Quatuor, M. 79 – Rondo, M. 115 – Cinq Mouvements, opus 5 – Six Bagatelles, opus 9 (version avec voix) [a] – Quatuor, opus 28 Sandrine Piau (soprano), Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano), Quatuor Diotima: Yun-Peng Zhao, Constance Ronzatti, Naaman Sluchin [a], Guillaume Latour [b] (violon), Franck Chevalier (alto), Pierre Morlet (violoncelle)
Enregistré à Grenoble (juin 2010 [a]) et à Berlin (janvier 2014 [b], septembre 2014 [b] et mars 2015) – 280’50
Coffret de cinq disques Naïve V 5380 – Notice (en anglais, français et allemand) de Reinhart Meyer-Kalkus
Sélectionné par la rédaction
Fondé en 1996, le Quatuor Diotima a célébré les vingt ans de son existence par le lancement d’une nouvelle collection de «portraits» monographiques de compositeurs contemporains, (celui de Miroslav Srnka étant le premier paru), et par une intégrale très réussie des pièces pour quatuor à cordes des trois compositeurs de la seconde Ecole de Vienne. Le quatuor français remonte ainsi aux sources de la musique dite «contemporaine» du siècle dernier et d’aujourd’hui dont il se fait souvent le défenseur. Son interprétation exigeante et précise met l’accent sur les inspirations intuitives et sur l’intensité lyrique ou passionnée de ces pages dont la conception rigoureuse et la contrainte atonale structurante n’interdirent en rien une expressivité personnelle. La présentation par compositeur, les partitions à chaque fois dans l’ordre chronologique, met en lumière l’évolution de leurs préoccupations théoriques, stylistiques et expressives et souligne la nature profonde des thèmes ou des séries qu’ils créent, si différente selon le tempérament musical spécifique de chacun.
L’intégrale des Diotima se distingue de celle des LaSalle (DGG), toujours éminemment pertinente, par son programme, qui comprend les pièces encore romantiques de Schönberg et de Webern, et la version avec voix du Largo desolato de la Suite lyrique (1925-1926) de Berg, tenue secrète jusqu’en 1977. Ils intègrent le lied «...de profundis clamavi» à la Suite alors que l’option de d’autres formations – dont les excellents Prazák – est de le présenter à part, à la suite de la version sans voix. Les Diotima enchaînent aussi aux Six Bagatelles (1910-1913) de Webern un septième volet avec voix, composé en 1913 sur un poème de sa plume: Schmerz immer, Blick nach oben (M. 179), d’abord intégré en tant que pièce centrale des Drei Stücke (1913), où il est entouré de deux pièces qui devaient devenir respectivement les Première et Sixième Bagatelles, appartient nettement aux Bagatelles.
Bien que sans numéro d’opus le Presto (c. 1895), le Scherzo (1897) et le Quatuor en ré majeur (1897) révèlent l’extraordinaire maîtrise précoce en matière de quatuor du jeune Arnold Schönberg (1874-1951). Avec une exécution à pointe de diamant, le Quatuor Diotima en souligne la clarté d’écriture, la belle énergie lumineuse et les étonnantes fragrances slaves du Quatuor en particulier. Le beau Premier Quatuor (1904-1905), de forme classique, innove par son architecture imbriquée et par sa complexité harmonique. L’interprétation permet de saisir la beauté d’un discours polyphonique dense et finement expressif. Pour le Deuxième Quatuor (1907-1908), à la tonalité élargie jusqu’à sa suspension, Schönberg révolutionne le genre même du quatuor, intrinsèquement de la musique pure, en y associant une voix porteuse de sens mais le quatuor reste en résonance intime avec le lied, sans tentative de narration ou de simple accompagnement. Les Diotima, lyriques ou dramatiques, trouvent le bon équilibre par rapport à la prestation de Sandrine Piau, qui livre les poèmes de Stefan George avec une grande sensibilité lumineuse. Pour le Troisième Quatuor (1927), dans le cadre d’une architecture classique, Schönberg applique avec une certaine liberté intuitive la technique sérielle dodécaphonique. La musicalité et le sens du phrasé des quatre instrumentistes mettent en valeur une écriture rythmée et expressive qui attribue à la série les fonctions à la fois mélodique et harmonique. Ils attaquent avec tout autant d’intensité vigoureuse le Quatrième Quatuor (1936) qui, composé selon les mêmes principes, éblouit par son inventivité instrumentale, rythmique, texturale et mélodique.
Les Diotima accentuent la douceur onirique du Mouvement lent (1905) d’Anton Webern (1883-1945) réservant une filiation discrète à l’esprit de La Nuit transfigurée de Schönberg à leur interprétation plus intense du mystique Quatuor (M. 115) hautement chromatique composé la même année. Ils soignent avec élégance les climats dansants ou dramatiques du Rondo (1906), où l’on remarque une variété d’archet et de timbre que Webern développera avec un raffinement de plus en plus grand jusqu’à en faire un élément structurant de son écriture dodécaphonique. L’adresse et la maîtrise technique du Quatuor Diotima y soulignent les recherches du compositeur poursuivies dans la diversité des modes de jeu spécifiés pour les Cinq Mouvements (1909), qui, libérés du système tonal, lancent la «petite forme» webernienne si expressive tout en ouvrant sur les larges intervalles et le pointillisme des Six Bagatelles et sur leur aboutissement dodécaphonique, le Quatuor de 1928, dont les silences actifs, le lyrisme et la pudeur émotive démentent la rigueur et les contraintes de sa conception. La tessiture généreuse et le riche timbre moelleux de Marie-Nicole Lemieux soulignent la beauté émouvante du discret Schmerz immer, attaché aux Bagatelles, dont on ne saurait regretter la présence.
D’une atonalité libre et intuitive, le Quatuor (1909-1910) d’Alban Berg (1885-1935), saisissant de beauté et d’émotion, est un chef-d’œuvre à part. La prestation des Diotima, engagée et convaincante, donne le relief nécessaire à la polyphonie complexe et rend clair l’entrelacs des textures évolutives, en livrant avec une juste mesure le lyrisme sensuel et la grande force expressive des deux mouvements contrastés. Berg se soumet aux contraintes de la série dodécaphonique pour l’extraordinaire Suite lyrique, chef-d’œuvre absolu, mais, intimement impliqué dans sa démarche, il prend les libertés nécessaires à une perspective dramatique profonde. L’esthétique de jeu des quatre musiciens se fait pourtant plus austère – plus analytique qu’affective - et si l’intensité et la précision de leur prestation restent admirables, on peut préférer celle des Berg ou des Prazák, qui en défendent peut-être plus pleinement la puissance expressive encore d’esprit romantique. L’intégration du lied «De profundis» au Largo desolato reste un atout.
Les deux œuvres augmentées d’une voix suivent le Deuxième Quatuor avec soprano de Schönberg au programme d’un premier album (Naïve) dont l’enregistrement en 2010 est celui retenu ici. La prise de son est peut-être plus sèche que les deux suivantes à Berlin mais les trois déploient un relief heureux presque plus «orchestral» qu’intimement chambriste. La prestation et la logique de la présentation méritent largement l’attention des mélomanes.
Le site du Quatuor Diotima
Christine Labroche
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