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06/10/2016
Witold Lutoslawski :Concerto pour piano – Symphonie n° 2 (*)
Krystian Zimerman (piano), Berliner Philharmoniker, Simon Rattle (direction)
Enregistré (en public [*]) à la Philharmonie de Berlin (septembre 2013) – 52’22
Deutsche Grammophon 479 4518 (distribué par Universal) – Notice en anglais, allemand, français et polonais


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La Deuxième Symphonie de Lutoslawski marque une date de son évolution. Pour la première fois il applique au grand orchestre symphonique, avec trois groupes de percussions, le principe de l’« aléatoire contrôlé ». Fasciné par Cage, il l’a inauguré dans les Jeux vénitiens de 1961, pour orchestre de chambre, puis installé dans le Quatuor à cordes de 1964. Il ne s’agit nullement, comme chez certains de ses contemporains, d’une liberté d’improvisation laissée aux musiciens, dont les notes restent écrites : « Dans les sections ad libitum, toutes les valeurs rythmiques sont approximatives. Par conséquent le fait de placer dans la partition une note au-dessus d’une autre ne signifie pas nécessairement leur simultanéité. » Cela dit, ce qui est devenu sa « marque de fabrique » n’intéresse le compositeur polonais que dans la mesure où il « peut le mettre au service de l’élaboration d’une grande forme ». Cette forme, depuis le Quatuor, est bipartite, la première partie servant d’introduction à la seconde, où se concentre toute la dramaturgie de l’œuvre : elle crée une attente, un suspense. Lutoslawski, d’ailleurs, la conçoit en général plus brève... sauf dans la Symphonie, où les deux ont une durée égale.


« Hésitant » se compose de sept sections ad libitum, confiées chacune à un instrumentarium différent et séparées par une sorte de refrain joué par les bois. Cinq sections constituent ensuite « Direct », où le rôle de l’aléatoire diminue progressivement – il disparaît totalement de la quatrième, puis resurgit dans la cinquième, qui s’achève sur un ultime climax, avant que la coda ramène la musique au bord du silence. On est donc loin, à tout point de vue, de la symphonie traditionnelle : « Cette œuvre n’a pas beaucoup en commun avec la forme de la symphonie classique ou néoclassique. J’ai cependant décidé d’utiliser ici le terme de "symphonie", comprenant par là une œuvre pour orchestre symphonique, composée dans une grande forme close. »


Commande de la Radio de Hambourg, la Deuxième Symphonie devait être créée pour le centième concert de la série « Das neue Werk », mais comme Lutoslawski ne l’avait pas entièrement achevée, le public n’entendit que « Direct », sous la direction de Pierre Boulez, le 15 octobre 1966 à Hambourg. Le compositeur en assura la création complète huit mois plus tard, le 9 juin 1967, à la tête du Grand Orchestre Symphonique de la Radio polonaise, à Katowice, où Witold Rowicki l’avait fait renaître de ses cendres après la guerre. Premier prix de l’Unesco en 1968, la partition assurait à Lutoslawski une place de choix dans l’avant-garde musicale. Ce dernier, pourtant, prit plus tard ses distances avec elle : « A mon grand étonnement, certains considèrent la Deuxième Symphonie comme le sommet de mon œuvre. [...] Cela m’étonne un peu, car je sais les imperfections de cette œuvre. C’est une musique assez agressive, avec des sonorités tranchantes [...] en ce moment cette période m’est un peu étrangère. »


L’aurait-il jugée ainsi s’il l’avait entendue par un Esa-Pekka Salonen, auquel il était très lié, ou un Simon Rattle, deux de ses plus ardents défenseurs parmi ses cadets, que rejoint aujourd’hui un Edward Gardner ? La parution d’un live berlinois sous la direction du second permet de faire le point sur l’évolution de l’interprétation. La lecture de Lutoslawski a elle-même évolué : sombre et tendue en novembre 1967, avec la Philharmonie de Varsovie, peu de temps après sa première dans la capitale polonaise au moment du festival Automne de Varsovie, elle est plus aérée, plus contrastée dix ans plus tard avec l’Orchestre de la Radio. Salonen, qui la grava en 1994 pour Sony, la dirige plus vite, affine l’éventail des nuances et des couleurs, assouplit les rythmes, avec pour le grand crescendo de « Direct » une violence digne du Sacre du printemps. Aussi clair dans l’enchevêtrement des lignes, Rattle va encore plus loin – et encore plus vite, moins tellurique et plus hédoniste, parfois presque sensuel tant il travaille la pâte sonore, plus évocateur, voire narratif. L’œuvre semble du coup beaucoup moins radicale – il est vrai qu’un demi-siècle a passé et que les orchestres se sont approprié ce genre de musique... Le public aussi : lors de sa première berlinoise, avec le même orchestre, en mars 1970, Stanislaw Skrowaczewski faillit carrément s’arrêter de diriger « Hésitant » – « Direct » passa mieux...



Le disque – gravure studio cette fois – propose également le Concerto pour piano avec Krystian Zimerman, qui en est plus que le dédicataire. Sans lui, aurait-il vu le jour ? Probablement pas. L’idée d’un concerto habitait pourtant Lutoslawski depuis longtemps. Dans les années 1950, Witold Malcuzynski lui avait passé commande, pour revenir à la charge en 1970. Mais le compositeur ne se sentait pas prêt, alors qu’il le serait pour Zimerman : « Cela a constitué pour moi un grand encouragement et est arrivé au bon moment, quand mon langage musical était suffisamment complet pour que je sois à la hauteur de la tâche. » Non que le piano ne lui fût pas familier, depuis son prix au Conservatoire de Varsovie en 1936 : « Pour moi le piano n’a pas beaucoup de secrets. » Mais s’il occupe une place importante dans son orchestre, s’il est parfois accompagnateur, de la voix ou d’un instrument, jamais Lutoslawski ne le traite en soliste – de pure circonstance sont les Mélodies populaires de 1945. Commandé pour son soixante-quinzième anniversaire par le festival de Salzbourg, le Concerto fut achevé en janvier 1988 et créé le 19 août au Petit Festspielhaus par le commanditaire et le compositeur.


C’est, avant Chantefleurs et Chantefables d’après Robert Desnos et la Quatrième Symphonie, la dernière grande partition d’un Lutoslawski désormais plus économe de l’aléatoire contrôlé, moins radicalement moderniste que dans les précédentes décennies. S’il peut payer son tribut à Prokofiev et « évidemment » Debussy, le Concerto revendique d’ailleurs l’héritage de la grande tradition pianistique occidentale, jusqu’au romantisme, dont le musicien ne s’est pourtant guère réclamé, préférant souvent perpétuer l’esprit baroque ou préclassique : « Je tenais à écrire un concerto pour piano directement relié à la tradition, en particulier à Chopin, Liszt et Brahms. » Au point d’assumer le plaisir hédoniste de la virtuosité, qu’il perçoit également chez le musicien des Polonaises : « Même dans ses œuvres les plus profondes [...] on ressent la joie que procure le processus physique du jeu pianistique [...]. Pour les gens qui n’ont jamais éprouvé cela, c’est une chose totalement inconnue. » L’ombre du Concerto en fa mineur passe d’ailleurs dans le mouvement du Concerto de Lutoslawski.


Rien d’étonnant ici. Parce qu’il n’a jamais renié le passé, parce qu’il récuse une certaine modernité, qui conduit à une impasse : « La musique pour piano est aujourd’hui un problème très difficile. Regardez [...] l’avant-garde des années 1950 dans ce domaine. La création d’alors n’a aucune chance de se maintenir au répertoire des concerts. » Qui vise-t-il ? Ecoutons-le plutôt : « Je pense que l’école de Darmstadt, qui a fait faillite – une faillite totale, a fait beaucoup de mal à la jeune génération en s’efforçant de rompre avec la tradition et en commençant la musique à Schoenberg, à Webern même. C’est un mensonge, une idée qui m’est complètement étrangère. » Pour cette raison également, il s’est interdit de composer une œuvre « injouable », se voulant même plus accessible qu’un certain Brahms et veillant au « confort » des interprètes : « Dans le Concerto en si bémol il y a quelques passages qu’aucun pianiste ne joue comme ils sont écrits. Chacun y voltige – Richter, Horowitz, chacun à sa façon. J’évite de telles choses. [...] Bien que ce ne soit pas un concerto facile, il n’y a pas en lui de difficultés inutiles. »


Aucun pastiche, pourtant, dans le Concerto pour piano – Lutoslawski n’aime pas le Stravinsky néo-classique, par exemple. Et le compositeur polonais est bien là, d’emblée reconnaissable. Si la division en quatre parties – dont la première n’est définie que par une valeur métronomique – rejoint exactement celle du Second Concerto de Brahms, l’esprit de la forme bipartite demeure, certes moins palpable que dans la Deuxième Symphonie. C’est en effet à partir du mouvement lent que l’arc se tend, la passacaille finale – une forme baroque – constitue le point culminant de la partition, comme dans le Concerto pour orchestre... ou la Quatrième Symphonie de Brahms. Plus de trente ans après, Lutoslawski opère de nouveau la synthèse entre la tradition et sa propre modernité : « [...] le "mariage" des contraires devient parfois pour moi une raison d’être [...]. Dans le Concerto il y a aussi cet amalgame, comme dans le Concerto pour orchestre existaient un matériau folklorique et des formes néobaroques [...] Dans le Concerto pour piano il s’agit de "marier" cette technique de composition [...] qui est maintenant ma propriété avec des allusions au grand pianisme du XIXe siècle. »


Ici encore, l’enregistrement du compositeur et du créateur – déjà chez DG – s’impose. Lutoslawski se signale toujours par sa direction tendue, très construite, d’abord axée sur la forme, avec des couleurs franches. Celles du piano de Zimerman, à la fois claires et subtiles, offrent un véritable kaléidoscope sonore, alors que le jeu assume tous les héritages revendiqués – d’autant plus aisément que le pianiste joue aussi bien Chopin, Liszt ou Debussy. Avec Paul Crossley, Esa-Pekka Salonen prend un autre parti : ils proposent une lecture très concertante, plus traditionnelle donc, très dramatique, un piano moins orchestral, notamment dans le Largo. La direction lorgne souvent du côté de Prokofiev, Bartók ou Stravinsky, avec une deuxième partie très exaltée. Rien de tel chez Sir Simon : nous voici plus près de l’impressionnisme et de Szymanowski, avec une approche souvent très coloriste, une deuxième partie cette fois proche d’un scherzo fantastique, un final jubilatoire et plein de clins d’œil. Il y a ici plus d’hédonisme et de second degré. Zimerman, lui, a encore affiné son jeu, poussant très loin le raffinement sonore, faisant parfois sonner son piano comme une harpe dans le Largo : on a rarement entendu un tel piano orchestre.


Didier van Moere

 

 

 

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