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04/29/2016 Morton Feldman : For Bunita Marcus Ivan Ilic (piano)
Enregistré à la salle Cortot, Paris (septembre et novembre 2014) – 68’40
Paraty 135305 (distribué par Harmonia mundi) – Notice d’Ivan Ilic
Trois ans de recherche active ont permis à Ivan Ilic (né en 1978) de pénétrer en profondeur l’univers musical et philosophique de Morton Feldman (1926-1987). Son interprétation de For Bunita Marcus (1985) représente le dernier volet d’une trilogie qu’il consacre au compositeur américain, qui se compose d’un premier volet, intitulé «Le Transcendantaliste» (Heresy Records), pour lequel une pièce de Feldman est associée à des œuvres pour piano de Scriabine et de Cage, et, en tant que deuxième volet, d’un livre d’art multimédia, Des Détours à explorer (HEAD) élaboré en collaboration avec l’artiste visuel Benoît Maire. Pour ces deux volets, Ilic interprète Palais de Mari (1986), une des dernières œuvres de Feldman dont Bunita Marcus fut la commanditaire.
Bunita Marcus (née en 1952) étudia la composition auprès de Morton Feldman pendant six ans, devenant petit à petit une compositrice appréciée et une amie à vie. L’envergure de la pièce qui lui est dédiée, comme sa structure complexe, est en contraste direct avec son apparente simplicité. Feldman s’appuie sur un nombre limité de notes qu’il organise en minuscules cellules germaines, aux degrés souvent espacés, qui se défont et se refont jamais à l’identique tout au long des vingt-deux modules tous différents. Elles se juxtaposent, se chevauchent, se combinent, s’inversent et se retournent, se répétant uniquement dans un laps de temps court, ce tout en subissant sans cesse des modifications infimes de registre, d’intervalle, de durée, d’attaque, de résonance, d’allure et de dynamique. La structure rythmique n’existe pas en tant que pulsation: la progression se fonde sur une métrique très variable jusqu’à l’intérieur d’une même mesure. Les notes espacées s’égrènent le plus souvent ce qui décuple l’effet d’un frottement à peine dissonant, par exemple, ou du tout premier accord creux survenant au sixième module.
Nonobstant un matériau minimal et une allure distillée, Feldman opère sur un large ambitus et crée une impression d’espace lumineux. L’œuvre, statique mais instable et vivante, dégage un sentiment de tristesse nostalgique mais l’écouter, c’est une expérience intime, in fine plus personnelle que strictement musicale. L’interprète doit être à l’écoute de l’œuvre même après une préparation intensive. Les précédents récitals d’Ivan Ilic gravés chez Paraty allaient à Debussy et à Godowski et c’est une pareille frappe claire et affirmée avec souplesse qui répand la lumière pâle mais intense de cette composition si différente. Attentif aux contrastes au cœur d’une même phrase sans pour autant les accentuer, le pianiste serbo-américain révèle la richesse du dépouillement extrême de l’œuvre par un phrasé juste et adroit qui intègre avec une intelligence sensible la résonance, élément essentiel à la réussite interprétative.
La prise de son proche et pourtant d’une belle ampleur convient au sentiment d’intimité et Ivan Ilic crée un climat et un sens d’unité tout à fait représentatifs de l’esprit de l’œuvre. Par rapport à l’ensemble des versions disponibles, la prestation d’Ilic est parmi les moins lentes bien qu’il observe le net ralenti des derniers modules. Elle est aussi parmi les plus diaphanes et les plus cohérentes. C’est une belle illustration du style tardif de Feldman et une introduction convaincante pour ceux qui l’aborderaient pour la première fois.
Le site d’Ivan Ilic
Christine Labroche
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