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11/21/2015 John Kinsella : Symphonies n° 5 «The 1916 Poets» [1] et n° 10 [2] Gerard O’Connor (baryton-basse), Bill Golding (récitant), RTE National Symphony Orchestra, Colman Pearce (direction) [1], Irish Chamber Orchestra, Gábor Takács-Nagy (direction) [2]
Enregistré en public à Dublin (18 février 1994 [1] et, 11 février 2012 [2])
Toccata Classics TOCC 0242 – Notice de Séamas da Barra et John Kinsella (en anglais), textes inclus
John Kinsella (né en 1932), trop largement méconnu en dehors de son pays natal, l’Irlande, est un grand symphoniste qui, dès 1978, après près de deux ans de silence, a pris la décision de créer un style personnel à la sonorité plus consonante sans pour autant abandonner l’application des techniques apprises au cours d’aventures sérielles typiques de sa génération. Il travaille volontiers à base de séries de douze notes ou moins, souvent, quoique non systématiquement, divisibles en hexacordes, voire réduite à un seul, qui lui fournissent l’occasion de convoquer une suite de pivots tonals pour ancrer une œuvre de conception hardie, atonale par rapport aux règles strictes de la tonalité. Son écriture reste originale, ne faisant aucun retour direct sur les styles classique ou romantique. C’est un orchestrateur de premier ordre qui, jusqu’à un certain point, parvient à se renouveler pour chacune de ses dix Symphonies composées entre 1984 et 2010.
Il fait siens les mots de Berlioz qui dans ses Mémoires écrit: « En général mon style est très hardi, mais il n’a pas la moindre tendance à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l’art. […] Les qualités dominantes de ma musique sont l’expression passionnée, l’ardeur intérieure, l’entraînement rythmique et l’imprévu». Kinsella a le génie de l’imprévu («unexpected turns») et non seulement sa Cinquième Symphonie (1991-1992) en présente mais elle en porte la preuve par sa forme et par son effectif. A la base pour orchestre avec célesta, timbales et percussion fournie, les quatre mouvements font appel non seulement à un baryton mais aussi à un récitant. Après une Troisième Symphonie, originale par son orchestration, les cantilènes du basson éclairées de flûtes en volutes, et une Quatrième colorée, au matériau richement exploité, pour le public ce fut un petit séisme. En Irlande en particulier elle provoqua une forte émotion car elle s’inspire directement de poèmes de Thomas MacDonagh, de Patrick Pearse et de Joseph Mary Plunkett, membres actifs de la milice nationaliste les Irish Volunteers et tous trois exécutés à la suite de l’Insurrection de Pâques de 1916. Les dix poèmes choisis n’ont rien de politique ou de révolutionnaire. Ils traitent du caractère éphémère de la nature et de la vie humaine faisant de la Symphonie une œuvre intemporelle.
La beauté de l’œuvre réside dans le traitement orchestral. Coloré et richement varié, aux scintillements de cordes et aux petits motifs en fusée, un instrument soliste ressortant çà et là de la nappe sonore, son caractère, de descendance nordique, peut-être, par le travail des cordes et des cuivres, rappelle par moments l’orchestre de la Quatrième Symphonie aux tourbillons d’énergie et aux plages de calme lumineux. L’orchestre en phase précède, soutient, prolonge et transcende le climat et la pensée profonde de chacun des dix poèmes, quatre d’entre eux chantés, un par mouvement, et six déclamés, ceux-ci se trouvant uniquement dans les deux mouvements extérieurs. Le texte parlé reste direct mais le traitement de la voix chantée est plus complexe, le poème du long quatrième mouvement scindé et repris, ponctuant la répartition des quatre confiés au récitant. L’œuvre est écrite pour une voix de baryton, mais le choix d’un baryton-basse est heureux. Le timbre charnu de Gerard O’Connor enrichit les graves et donne un poids aux aigus qui les rend plus poignants, nonobstant son large vibrato. La tâche du récitant reste délicate. Bien qu’il ait abandonné le chant pour une carrière au théâtre, Bill Golding peine par moments à trouver la juste mesure d’un jeu théâtral indépendant qui se pose sur l’orchestre sans pouvoir, par nature, s’y fondre.
Colman Pearce mène bien l’effectif important de l’Orchestre national symphonique de la Radio-télévision irlandaise, toutefois sans obtenir la même clarté incisive que le fougueux et intense Gábor Takács-Nagy à la tête de l’Orchestre de chambre irlandais, mais le style symphonique et une prise de son qui prime la voix y contribuent sans doute dans une certaine mesure. Un duo de cors ouvrait la Cinquième Symphonie, une clarinette solo les deux premiers mouvements de la Dixième (2010), son thème largo contenant l’essentiel du matériau d’une symphonie proche du concerto pour orchestre. Habitué aux effectifs généreux, Kinsella s’impose la contrainte, qui s’avère fertile, d’un orchestre de type mozartien – bois par deux, deux cors, deux trompettes, timbales et cordes – pour cette récente symphonie en trois mouvements dont le maître-mot serait «énergie», même dans le tragique mouvement central, où la verve se traduit en intensité et en tension soutenue, les cordes urgentes, les vents souvent solistes portés sur un ostinato de cordes frémissantes dans l’aigu ou sur des coups de timbales péremptoires. Plus ludique, le premier mouvement, contrasté, allègre et impertinent, frappe par les magnifiques pizzicati syncopés des cordes que reflètent avec vigueur les attaques des timbales et des vents sonnant par groupe dynamique. La croche monte à 144 pour le grand souffle d’un finale puissant et déterminé, les cordes athlétiques, les timbales musclées et le traitement exubérant des cuivres d’un faste inouï.
La forme de la Cinquième Symphonie peut dérouter nonobstant l’éclat orchestral, mais la Dixième serait une excellente occasion de retrouver ou de se familiariser avec l’univers changeant de John Kinsella, anachronique pour certaines oreilles, peut-être, mais riche, inventif et personnel.
Le site de l’Orchestre national symphonique de la RTE
Le site de l’Orchestre de chambre irlandais
Christine Labroche
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