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08/14/2015 Jean-Philippe Rameau : Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts (Deuxième Livre: Suites en mi et en ré) – Menuet en rondeau – La Dauphine Alexander Paley (piano)
Enregistré en l’Eglise protestante de Bon-Secours, Paris (12-14 mai 2014) – 75’55
La Música LMU 003 (distribué par harmonia mundi) – Notice (en français et en anglais) de Patrick Florentin et d’Alexander Paley
L’attachement profond que ressent Alexander Paley depuis son enfance moldave pour les pièces de clavecin de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) se concrétise. A la suite de l’enregistrement du troisième recueil, les Nouvelles Suites, et avec en projet celui du Premier Livre de pièces de clavecin avec les Pièces en concerts, le pianiste propose une lecture insolite des deux Suites du deuxième recueil (1724) auquel il ajoute le Menuet en rondeau qui les accompagne «pour exercer les deux mains à aller ensemble» et La Dauphine, œuvre isolée composée en 1747 à l’occasion du mariage du Dauphin, fils de Louis XV. On peut considérer que Rameau traite assez souvent le clavecin comme un instrument à son continu, du moins à partir de la Suite en ré et les pièces dites «de caractère» et, au-delà de la qualité de son écriture, c’est sans doute une des raisons principales qui attirent les pianistes vers son œuvre.
Quand les pièces «roulent plutôt sur la vitesse», Rameau prie les clavecinistes de se souvenir toujours «qu’il vaut mieux, en général, y pécher par le trop de lenteur que par le trop de vitesse». Fort de ces mots, Paley adopte des tempi globalement plus lents, modulés par le rubato ou par des accélérations ou des retenus expressifs. Il joue sur les intensités, beaucoup plus contrastées au piano qu’au clavecin, et ne se prive pas des avantages de la pédale sans créer d’effets de résonance ou de legato appuyés. S’il respecte la note écrite et les ornements proposés par Rameau, il plaide un esprit baroque en y ajoutant ses propres ornements à l’occasion, comme les étonnantes notes répétées à la première reprise du thème de la «Gigue en rondeau» de la Suite en mi. Comme il l’annonce lui-même, le pianiste moldavo-américain a, sans aucun doute, sa propre vision subjective de Rameau. C’est une vision pleinement pianistique, plus classique, voire romantique, que baroque tant sa recherche s’oriente vers la couleur et l’expressivité, une vision inhabituelle, mûrement réfléchie, qui garde une cohérence propre et distille une certaine poésie onirique ou contemplative.
Les vifs oiseaux du «Rappel des oiseaux» deviennent plus nocturnes sur son Steinway assez charnu ou feutré, les variations se multipliant pour créer les bruissements d’une nuit peuplée. La pièce atteint ainsi les sept minutes tout comme les langoureux «Soupirs», les reprises de «L’Entretien des Muses» doublant sa durée habituelle. En revanche, la légèreté dansante au rythme du «Tambourin» ferait oublier le curieux rubato intempestif et son ornementation très particulière, et, si la mélancolie inhérente aux «Tendres plaintes» se décuple, Paley retrouve, avec une verve rayonnante, la joie éclatante de «Joyeuse» telle qu’elle sonne au clavecin. Les tempi irréguliers adoptés pour «Les Tourbillons» en freinent la fluide vivacité et n’est pas toujours évidente la logique des accents et inflexions inattendus qu’il impose aux «Cyclopes», malgré les notes piquées toujours éblouissantes, ou à La Dauphine ici pesamment dramatique. Pourtant, la douce tendresse qu’il confère à «La Boiteuse» les justifie pleinement. Les exemples pour et contre ses options interprétatives abondent mais, si elles peuvent surprendre ou choquer, elles ne manquent pas pour autant d’un certain charme irisé sous ses doigts agiles.
Si d’autres pianistes s’y sont essayé, il s’agit le plus souvent de pièces isolés ou d’un seul des trois recueils. Paley a le mérite de proposer une intégrale. C’est un fait indéniable qu’il révèle l’extrême plasticité de ses pièces admirables qui se prêtent sans heurt a sa vision annoncée mais les puristes l’accepteront difficilement et le mélomane qui, en plus du clavecin, s’intéresse aux interprétations au piano préfèrera sans doute l’intégrale de Marcelle Meyer (Erato) sur un instrument plus clair et tellement plus proche des intentions écrites du compositeur, ou encore la récente intégrale de Stephen Gutman (Toccata Classics), au style plus strict et plus lumineux. Paley aura néanmoins ses ardents défenseurs, peut-être au nom de son engagement évident et de ses facultés d’analyse structurelle qui lui permettent de revendiquer une certaine forme de liberté.
Le site d’Alexander Paley
Christine Labroche
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