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07/05/2015 Laurent Denave : Les Terres fertiles de la création musicale. Les conditions sociales de possibilité d’une œuvre de Bach à Boulez Aedam Musicae – 154 pages, 17 €
Sélectionné par la rédaction
Préoccupé par la spécificité de la musique parmi les arts, par la nature profonde de la création musicale et par les conditions de possibilité d’un réel jugement de valeur objectif de celle-ci, Laurent Denave distingue entre la production musicale savante et populaire et dans le cas de la première, entre la créativité relativement conformiste et la production d’une musique originale dont il examine les conditions, la nature potentielle et les critères possibles. «L’existence de talents innés est-elle la seule explication permettant de comprendre comment un individu est en mesure de produire une œuvre exceptionnelle?» Au cœur de son ouvrage se trouve le volant le plus développé: sa recherche se porte en profondeur sur le lien entre production et conditions de production et donc sur les conditions sociales les plus et les moins favorables à la création musicale, ce pour constater un déséquilibre certain entre classes aisées et classes populaires, et entre hommes et femmes, pourtant tous collectivement à prédisposition musicale potentiellement égale, quoique certainement variable sur le plan individuel. Pour de multiples raisons qu’il explore, l’origine sociale détermine la facilité d’accès à une formation musicale savante, voire la nature et qualité de celle-ci. Avant leur origine sociale, et ce insidieusement jusqu’à nos jours malgré la nette amélioration constatée, la vocation musicale des femmes entre en conflit avec le préjugé défavorable contre la possibilité même de génie féminin et avec le rôle social que l’on attend d’elles.
Denave étend sa réflexion à l’importance éventuel du contexte historique, y incluant les différents styles de vie dans les capitales musicales (Venise, Vienne, Paris ou Londres), qui pourrait influer jusqu’aux esthétiques de composition comme le fait l’évolution matérielle aussi bien des instruments que des salles. Il souligne également la lente progression d’une musique fonctionnelle – pratiques sociales, rites, chants et danse – vers une musique «pure», «une pratique spécifique qui gagne en autonomie», et la nature du public qui migre de la noblesse vers la bourgeoisie. L’indépendance acquise petit à petit, Mozart en premier, par les compositeurs autrefois souvent au service de cours aristocratiques ou d’églises, entraîne tout doucement «une singularisation croissante des styles individuels et des œuvres» avec parfois, en contrepoids à la créativité, une certaine logique commerciale relevant du monde musical et des besoins d’en vivre.
L’étude s’organise en quatre parties bien délimitées, précédées d’une introduction et suivies des conclusions de l’auteur. Chaque point est argumenté en profondeur avec de multiples exemples de cas précis, connus et bien à-propos, de Haydn à Messiaen, l’éventail plus ouvert encore. Denave prend appui sur les écrits de nombreux sociologues, philosophes, neurologues, musiciens, musicologues et hommes de lettres pour créer un lieu de confrontation d’idées qui lui permet de cerner le réel et de suggérer un idéal. Les personnes auxquelles il fait référence, qu’il cite en exemple ou dont il cite les écrits sont soigneusement répertoriées dans l’index d’usage et les ouvrages dans une bibliographie divisée en deux parties: les écrits sur la musique et les ouvrages généraux. De Russell, Elias et Kafka à Bourdieu, Faure et Chomsky, de Boucourechliev à Reverdy parmi tant d’autres, la richesse et la diversité de sa documentation peut impressionner.
Sociologue et musicologue de profession, Laurent Denave l’écrivain convainc. La densité limpide de son style et son approche objective s’enflamment au contact de la force de son engagement, de ses interrogations et de sa sincérité. Le contenu de son ouvrage correspond très exactement à son titre et c’est à lire avec passion et profit par toute personne intéressée par la musique qui s’y sent attiré.
Christine Labroche
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