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10/12/2014 Ludwig van Beethoven : Concerto pour piano n° 5, opus 73 [1] – Sonate pour piano n° 32, opus 111 [2] Nelson Freire (piano), Gewandhausorchester, Riccardo Chailly (direction)
Enregistré au Teldex Studio, Berlin (21-23 février 2014) [2] et au Gewandhaus zu Leipzig (5-8 mars 2014) [1] – 61’55
Decca 0289 478 6771 (distribué par Universal)
«Nelson Freire. Radio Days. The Concerto Broadcasts. 1968-1979»
Frédéric Chopin : Concerto pour piano n° 1, opus 11 [1]
Robert Schumann : Introduction et Allegro de concert, opus 134 [2]
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Concerto pour piano n° 1, opus 23 [3]
Serge Prokofiev : Concerto pour piano n° 1, opus 10 [4]
Franz Liszt : Concerto pour piano n° 2 [5]
Serge Rachmaninov : Concerto pour piano n° 3, opus 30 [6]
Nelson Freire (piano), NDR Sinfonieorchester, Heinz Wallberg [1] (direction), Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Reinhard Peters [2], Yuri Ahronovitch [4], Eleazar de Carvalho [5] (direction), Orchestre philharmonique de l’ORTF, Kurt Masur [3] (direction), Rotterdams Philharmonisch Orkest, David Zinman [6] (direction)
Enregistré en public à la Konzertsaal, Kieler Schloss (1er mars 1968 [1]), au Studio 104, Maison de la Radio, Paris (18 février 1969 [3]), à la Herkulessaal, Munich (20 septembre 1971 [2], 2 octobre 1974 [4] et 6 décembre 1979 [5]) et au Concertgebouw, Amsterdam (24 novembre 1979 [6]) – 159’
Double album Decca 0289 478 6772
Decca rend un fort bel hommage au pianiste Nelson Freire (né en 1944), à l’occasion de ses soixante-dix ans, avec ces deux albums qui permettent d’admirer l’art du concertiste à deux moments distincts de sa carrière: le tournant de la trentaine (une période peu documentée au disque) et les derniers feux.
Enregistré en 2014, le premier est consacré à Beethoven. Le pianiste brésilien y remet sur le métier le Cinquième Concerto. S’il l’a interprété dès l’âge de douze ans, c’est par cet Empereur que le septuagénaire a décidé d’attaquer une intégrale au long cours: «au début, je n’étais pas très enthousiaste à l’idée d’enregistrer tous les Concertos pour piano de Beethoven car je n’aime pas l’idée de faire une collection juste pour faire une collection. Mais la démarche est ici étalée, dans le temps – le Quatrième Concerto est prévu pour 2016 et [...] nous finirons avec le Premier».
Par le calme du doigté et la hauteur de vue de l’articulation, ce Beethoven-là est l’élégance même: aucune précipitation ne vient gâcher des trilles gourmands et des accords d’une minutie enchanteresse. Et partout, une vaste palette de nuances. La tempérance de cet Empereur – sans le frisson de la vitesse, mais avec celui de la musicalité – pourra rebuter ceux que l’absence de furie désarçonne. Mais le mouvement central tire un grand bénéfice de cette lenteur organisée et le charme opère rapidement – trop peut-être, tant le moment du Rondo (rempli de fantaisie mais manquant un tantinet de panache) semble arriver vite. L’élégance caractérise également l’accompagnement de Riccardo Chailly et du Gewandhaus de Leipzig, d’une subtile finesse aristocratique... bien éloignée du punch batailleur d’un Mitropoulos. Le résultat prodigue une folle générosité dans les détails, les pupitres ressemblant souvent à un assemblage de solistes.
Complétant le disque, la Dernière Sonate de Beethoven déroute par la timidité du geste et des tempos mouvants paraissant bousculer – voire déconstruire – le propos. Un propos qui manque d’unité et de puissance – trop attentif aux détails et pas assez au souffle –, qui paraît même se perdre dans l’immensité de l’architecture beethovénienne. Il reste que le pianiste – plus convaincant dans d’autres répertoires (il ne joue d’ailleurs pas plus d’un tiers des trente-deux Sonates) – emprunte par moments quelques chemins d’une bouleversante émotion dans la poésie et la simplicité du geste.
Le second album réunit six concertos pour piano issus d’archives radiophoniques s’étalant de 1968 à 1979 (voir ici). Des raretés absolues, dont certaines sentent la poudre, à l’image d’un admirable Troisième Concerto de Rachmaninov dynamité par le Philharmonique de Rotterdam. Il faut dire que la baguette de David Zinman impose d’emblée une autorité, réussissant à préserver la clarté de la conception sans (trop) sacrifier sur la tension du discours – même si certains passages gagneraient à être plus suffocants encore. Le jeu du pianiste ne souffre, lui, aucune critique tant le propos – à la virtuosité convaincue et à l’élégance omniprésente – déroule sans chute de tension, sans (quasiment) aucun déchet – en soi, une performance dans une œuvre aussi casse-cou – et, surtout, sans exploser en plein vol sur les quelques éruptions volcaniques qui émaillent la partition.
Le Premier Concerto de Prokofiev convient bien au jeu du pianiste brésilien, tour à tour bondissant et rêveur, paraissant chatouiller l’ivoire sans manquer pourtant une seule touche ni laisser filer les nuances. Dans un geste espiègle et presque insolent de facilité. Dommage que l’accompagnement de Yuri Ahronovitch manque à ce point de mordant et de rythme, s’alanguissant à l’excès dans l’Andante assai, mais mettant en valeur l’élégance instrumentale de l’Orchestre de la Radio bavaroise. Un Prokofiev trop peu incisif.
Tout le contraire du Second Concerto de Liszt. Provenant également de la Radio bavaroise (dont les musiciens déploient des trésors d’opulence), l’interprétation monte progressivement en puissance pour imposer un hédonisme batailleur, auquel on succombe assez vite. La concentration du geste poétique de Nelson Freire se combine plutôt bien à la direction généreuse de son compatriote Eleazar de Carvalho, qui ménage de beaux effets de masse.
A l’inverse, le Premier Concerto de Chopin souffre quelque peu d’une conception (celle de Heinz Wallberg) qui rayonne de clarté mais pèche en délicatesse, et d’un orchestre droit dans ses bottes (celui de la Radio de Hambourg), qui confond Mozart et Chopin. Le pianiste – qui interprète l’œuvre pour la toute première fois en concert – se love sans trop de mal dans ce cadre, adoptant lui-même un jeu droit et précis, carré mais fort heureusement pas avare en contrastes contemplatifs. Le résultat est plus convaincant dans le songe du Larghetto que dans la clarté des mouvements extrêmes. On pourra trouver son compte dans ce jeu tonique et décapant... pourtant à mille lieues du miracle des Chopin tardifs de Freire, ceux des années 2000 chez le même éditeur.
Enregistré pour l’ORTF en février 1969 (avec – déjà! – Kurt Masur à la baguette), le Premier Concerto de Tchaïkovski est assez épatant, le chef débarrassant l’œuvre de toute boursoufflure (même si le live laisse subsister quelques approximations dans les rangs du Philhar’) pour se rapprocher de l’esprit du ballet romantique. Quant au soliste, il parvient à disséminer des nuages de poésie songeuse et méditative, y compris dans les passages les plus virtuoses. Une version marginale mais rafraîchissante et finalement attachante.
On précisera, pour finir, que l’éditeur est allé dénicher un Schumann pour compléter l’album: non pas le Concerto en la mineur, mais le beaucoup plus rare Introduction et Allegro de concert en ré mineur. Une captation de 1971 malencontreusement omise dans l’édition promotionnelle qui nous a été communiquée.
Gilles d’Heyres
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