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05/03/2014 Antonio Vivaldi : Catone in Utica, RV 705 Topi Lehtipuu (Catone), Roberta Mameli (Cesare), Ann Hallenberg (Emilia), Sonia Prina (Marzia), Romina Basso (Fulvio), Emőke Baráth (Arbace), Il Complesso Barocco, Alan Curtis (direction)
Enregistré à Lonigo (septembre 2012) – 160’59
Coffret de trois disques Opus 111 OP 30545 (distribué par Naïve) – Notice (de Frédéric Delaméa et Alessandro Ciccolini) et traduction des textes chantés (en français, anglais, italien et allemand)
La «Vivaldi Edition» lancée par Naïve et Opus 111 est certainement l’une des plus belles et plus ambitieuses entreprises discographiques de ces dernières années. Grâce à la passion des musiciens et des musicologues, le fonds Vivaldi de la bibliothèque de Turin laisse percevoir, au gré des parutions, toute l’étendue de sa richesse, notamment en matière d’opéras. Ainsi, après avoir exhumé des ouvrages lyriques aussi peu connus que Tito Manlio, La fida ninfa, Armida, Teuzzone ou Orlando furioso dans la rare édition de 1714, voici Catone in Utica (1737), qui reste dans la carrière de Vivaldi (1678-1741), alors en poste à Ferrare, comme l’un de ses plus beaux triomphes.
Principal écueil qui s’offre aux interprètes, que l’on a d’ailleurs déjà rencontré en écoutant Orlando 1714: que faire lorsqu’un acte entier manque à l’appel? Car, comme l’explique très bien Alessandro Ciccolini dans une notice encore une fois exemplaire par sa minutie et la profusion des renseignements qu’elle nous apporte, on n’a retrouvé ni la Sinfonia d’ouverture, ni le premier acte de Catone in Utica. D’ailleurs, dans son enregistrement pionnier réalisé en mai 1984 pour Erato, Claudio Scimone n’avait gravé que le matériau existant, l’ensemble ne remplissant d’ailleurs que deux disques. Aussi, après avoir effectué maintes recherches sur les rapprochements possibles, imaginables et admissibles, le violoniste et musicologue Alessandro Ciccolini (il a notamment participé à la reconstitution des opéras de Vivaldi Motezuma et Ercole sul Termodonte en collaboration avec Alan Curtis) s’est lancé dans l’aventure pour puiser des passages dans d’autres œuvres (Rosmira ou, pour reprendre l’exemple de la Sinfonia, dans L’Olimpiade) ou composer des airs à part entière en se basant sur des mélodies de Vivaldi préexistantes. Le résultat s’avère finalement plus que convaincant et bien malin serait celui qui pourrait déceler une erreur de jugement ou une faute de goût.
Le sujet de Catone in Utica, dû à la plume toujours aussi fertile de Métastase, a inspiré de nombreux compositeurs comme Leonardo Leo, Leonardo Vinci, Giovanni Battista Ferrandini et Johann Adolf Hasse. Comme bien souvent dans les livrets de cette époque, l’action mêle personnages historiques et imaginaires, amour et guerre. César assiège Utique, capitale de la Numidie, où s’est réfugié Caton, son dernier ennemi après qu’il a vaincu Pompée. Sur ce fond historique se greffent deux histoires d’amour puisque César aime Marzia, qui n’est autre que la fille de Caton, tandis que Fulvio, légat romain, est épris d’Emilia, la veuve de Cneius Pompée. Tout en ayant accepté de rencontrer César qui, bien que valeureux stratège, souhaite éviter d’avoir à mener une nouvelle guerre, Caton constate le caractère inévitable du conflit à venir; en outre, il maudit sa fille lorsque celle-ci lui révèle être amoureuse du dictateur romain. Tiraillé entre sa loyauté politique et ses emportements amoureux, Fulvio révèle à César qu’il risque d’être assassiné par des soldats lancés contre lui par Emilia mais, en fait et sans le savoir, le précipite dans les filets de sa bien-aimée Emilia; seule l’intervention du sage Caton évite à César de périr sous le glaive de ses adversaires. L’assaut mené cette fois-ci en bonne et due forme contre les troupes de Caton conduit à la chute d’Utique et à la défaite de ce dernier qui, alors qu’il est sur le point de se suicider, est gracié par César qui peut enfin s’unir à sa chère Marzia. L’honneur politique de chacun est sauf et l’amour triomphe une fois encore...
Les versions disponibles de cet opéra se résumaient jusqu’alors entre Claudio Scimone (chez Erato) et Jean-Claude Malgoire dans un live paru chez Dynamic, où apparaissait notamment Philippe Jaroussky dans le rôle d’Arbace. La présente version s’impose sans grande difficulté, à commencer bien évidemment par un excellent plateau vocal. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de l’opéra, le personnage principal n’est pas Caton mais César puisque c’est bien autour de lui que se nouent toutes les intrigues, politiques et amoureuses. Roberta Mameli assume le rôle avec éclat. Démontrant d’une très belle technique vocale (l’air «Vaga sei nè sdegni tuoi» à la scène 5 de l’acte I), elle séduit de bout en bout l’auditeur, tout spécialement dans les deux grands airs qui lui sont dévolus au deuxième acte, qu’il s’agisse de «Se mai senti spirarti sul volto lieve» (scène 4), que des compositeurs comme Hasse ou Caldara ont également mis en musique, ou du brillant «Se in campo armato» (scène 9). Certes, dans ce dernier air, on pourra juger ses aigus parfois fragiles ou son souffle un peu court: pour autant, Roberta Mameli illumine le rôle écrasant de César pour notre plus grand bonheur. Pour qui ne serait pas convaincu, on lui conseillera d’écouter en priorité l’air incroyable «Apri le luci e mira» (acte I, scène 9) où le personnage de César révèle sa passion pour la fille de Caton, la fragilité de l’amant prenant alors le pas sur la force du dictateur: bouleversant. Signalons à titre anecdotique que l’on retrouve cet air dans un autre opéra de Vivaldi, La fida ninfa, celui-ci étant lors chanté par le personnage de Morasto (acte I, scène 2)...
Face à elle, Caton nous semble bien falot: le fait est, pour commencer, que seuls trois airs (dont un duo avec sa fille Marzia au troisième acte) lui sont dévolus, un à chaque acte. Topi Lehtipuu les chante (ainsi que les récitatifs) avec le professionnalisme qu’on lui connaît mais cette prise de rôle ne laissera guère de souvenir. Dans le rôle de la veuve Emilia, revancharde et pleine d’acrimonie, Ann Hallenberg est évidemment à son meilleur. Douée d’une technique époustouflante, elle chante ses airs avec une théâtralité tout à fait exemplaire, signant ainsi un magnifique «Come invano il mare irato» à la fin du deuxième acte (que l’on connaissait déjà par exemple dans l’interprétation de Vivica Genaux) et un non moins convaincant «Nella foresta» (acte III, scène 9). Quelle voix là encore! Grande habituée du répertoire baroque italien, Sonia Prina incarne Marzia, dont le rôle avait été tenu, lors de la création de l’opéra, par celle qui était alors la compagne de Vivaldi, Anna Girò. On regrette un chant parfois un peu lisse comme l’illustre par exemple l’air «E follia se nascondete» (acte I, scène 2), où le personnage disserte sur l’amour et ne fait ici guère preuve de passion. Pour autant, l’air au deuxième acte (scène 12), «Il povero mio core», est idéal.
Autre grande spécialiste du genre, Romina Basso campe avec une grande justesse un Fulvio en proie à ses nombreuses interrogations, le personnage n’étant par ailleurs guère marquant dans l’opéra (au troisième acte, il ne fait que participer à deux récitatifs et au chœur conclusif, qui dure moins de 20 secondes). Légère déception pour Emőke Baráth dans le rôle d’Arbace, où la respiration s’avère quelque peu difficile en certaines occasions (après la reprise, dans l’air concluant le premier acte «Che legge spietata») et manque d’originalité dans son agencement (l’air, pourtant très beau, «S’andrà senza pastore» à la scène 2 de l’acte II).
Alors que l’on a souvent reproché, parfois de façon excessive ou épidermique d’ailleurs, à Alan Curtis d’être un chef d’une assez grande platitude, force est de constater que sa direction et l’accompagnement orchestral constituent ici une fort agréable surprise. Les musiciens font preuve d’une belle dextérité, à commencer par les cuivres dans deux airs redoutables que sont «Se in campo armato» à la scène 9 de l’acte II (quelles trompettes!) et dans le superlatif «Nella foresta» chanté par Ann Hallenberg à la scène 9 de l’acte III (quels cors cette fois-ci!). Curtis sait très bien varier les atmosphères, notamment lorsque l’orchestre requiert douceur et délicatesse (ainsi dans l’air de César «Apri le luci e mira», acte I, scène 9). On pourra certes regretter que certains passages – mais ils sont rares – soient interprétés de façon un peu prosaïque comme dans l’accompagnement de l’air «Il povero mio core» chanté par Marzia à la scène 12 de l’acte II, ou que le clavecin adopte un toucher un peu trop dur en certains endroits (dans l’air d’Emilia, «Come invano il mare irato» à la fin de l’acte II). L’interprétation n’en demeure pas moins de très belle tenue et non moins convaincante.
Voici donc, on l’aura compris, un excellent cru de la «Vivaldi Edition» qui, avec ce cinquante-cinquième volume, continue de nous enchanter et de s’imposer pour tout amateur du genre.
Le site de Roberta Mameli
Le site de Topi Lehtipuu
Le site de l’ensemble Il Complesso Barocco
Sébastien Gauthier
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